MONSEIGNEUR,
Il
était digne d’un génie tel que le vôtre, & d’un homme qui
est à la tête de la plus ancienne bibliothèque du monde, de
vous donner tout entier aux lettres. On doit voir de tels Princes
de l’Eglise sous un Pontife qui a éclairé le monde chrétien
avant de le gouverner. Mais si tous les lettrés vous doivent
de la reconnaissance, je vous en dois plus que personne, après
l’honneur que vous m’avez fait de traduire en si beaux vers
la Henriade & le poème de Fontenoy. Les deux héros vertueux
que j’ai célébrés sont devenus les vôtres. Vous avez daigné
m’embellir pour rendre encore plus respectables aux nations
les noms de Henri IV, & de Louis XV. & pour étendre
de plus en plus dans l’Europe le goût des arts.
Parmi
les obligations que toutes les nations modernes ont aux Italiens,
& surtout aux premiers Pontifes & à leurs ministres,
il faut compter la culture des belles-lettres par qui furent
adoucies peu à peu les mœurs féroces & grossières de nos
peuples septentrionaux, & auxquelles nous devons aujourd’hui
notre politesse, nos délices & notre gloire.
C’est
sous le grand Léon X. que le théâtre grec renaquit ainsi que
l’éloquence ; la Sophonisbé du célèbre Prélat Trissino
Nonce du Pape est la première tragédie régulière que l’Europe
ait vue après tant de siècles de barbarie : comme la Calandra
du Cardinal Bibiena avait été auparavant la première comédie
dans l’Italie moderne. Vous fûtes les premiers qui élevâtes
de grands théâtres, & qui donnâtes au monde quelque idée
de cette splendeur de l’ancienne Grèce qui attirait les nations
étrangères à ses solennités, & qui fut le modèle des peuples
en tous les genres.
Si
votre nations n’a pas toujours égalé les anciens dans le tragique,
ce n’est pas que votre langue harmonieuse, féconde & flexible,
ne soit propre à tous les sujets ; mais il ‘y a grande
apparence que les progrès que vous avez faits dans la musique,
ont nui enfin à ceux de la véritable tragédie. C’est un talent
qui a fait tort à un autre.
Permettez
que j’entre avec votre Éminence dans une discussion littéraire.
Quelques personnes, accoutumées au style des épîtres dédicatoires,
s’étonneront que je me borne ici à comparer les usages des Grecs
avec les modernes, au lieu de comparer les grands hommes de
l’antiquité avec ceux de notre maison ; mais je parle à
un savant, à un sage, à celui dont les lumières doivent m’éclairer,
& dont j’ai l’honneur d’être le confrère dans la plus ancienne
Académie de l’Europe, dont les membres s’occupent souvent de
semblables recherches ; je parle enfin à celui qui aime
mieux me donner des instructions que de recevoir des éloges.
PREMIERE PARTIE.
Des
Tragédies grecques imitées par quelques opéra italiens &
français.
Un
célèbre auteur de votre nation, dit que depuis les beaux jours
d’Athènes, la tragédie errante & abandonnée, cherche de
contrée en contrée quelqu’un qui lui donne la main & qui
lui rende ses premiers honneurs, mais qu’elle n’a pu le trouver.
S’il
entend qu’aucune nation n’a de théâtres, où des chœurs occupent
presque toujours la scène & chantent des strophes, des épodes
& des antistrophes accompagnées de danses graves ;
qu’aucune nation ne fait paraître ses acteurs sur des espèces
d’échasses, & ne couvre leur visage d’un masque qui exprime
la douleur d’un côté et la joie de l’autre ; que la déclamation
de nos tragédies n’est point notée & soutenue par des flûtes,
il a sans doute raison, & je ne sais si c’est à notre désavantage.
J’ignore si la forme de nos tragédies, plus rapprochées de la
nature, ne vaut pas celle des Grecs qui avaient un appareil
si imposant.
Si
cet auteur veut dire qu’en général ce grand art n’est pas aussi
considéré depuis la renaissance des lettres qu’il l’était autrefois ;
qu’il y a en Europe des nations qui ont quelquefois usé d’ingratitude
envers les successeurs des Sophocles & des Euripides, que
nos théâtres ne sont point des édifices superbes dans qui les
Athéniens mettaient leur gloire ; que nous ne prenons pas
les même soins qu’eux de ces spectacles qui sont devenus si
nécessaires dans nos villes immenses : on doit être entièrement
de son opinion. Et sapit, & mecum facit & jove judicat
aequo.
Où
trouver un spectacle qui nous donne une image de la scène grecque ?
c’est peut-être dans vos tragédies, nommée opéra, que cette
image subsiste. Quoi, me dira-t-on, un opéra italien aurait
quelque ressemblance avec le théâtre d’Athènes ! Oui. Le
récitatif italien est précisément la mélopée des anciens, c’est
cette déclamation notée & soutenue par des instruments de
musique. Cette mélopée qui n’est ennuyeuse que dans les mauvaises
tragédie opéra, est admirable dans vos bonnes pièces.
Les chœurs que vous y avez ajoutés depuis quelques années, &
qui sont liés essentiellement au sujet, approchent d’autant
plus des chœurs des anciens, qu’ils sont exprimés avec une musique
différente du récitatif, comme la strophe, l’épode & l’antistrophe
étaient chantées chez les Grecs tout autrement que la mélopée
des scènes. Ajoutez à ces ressemblances que dans plusieurs
tragédies opéra du célèbre Abbé Metastasio, l’unité de lieu,
d’action et de temps, sont observées : ajoûtez que ces
pièces sont pleines de cette poésie d’expression, & de cette
élégance continue qui embellissent le naturel sans jamais le
charger, talent que depuis les Grecs le seul Racine a possédé
parmi nous, & le seul Adisson chez les Anglais.
Je
sais que ces tragédies si imposantes par les charmes de la musique
& par la magnificence du spectacle, ont un défaut que les
grecs ont toujours évité ; je sais que ce défaut a fait
des monstres des pièces les plus belles, & d’ailleurs les
plus régulières : il consiste à mettre dans toutes les
scènes de ces petits airs coupés, de ces ariettes détachées
qui interrompent l’action, & qui font valoir les fredons
d’une voix efféminée, mais brillante aux dépens de l’intérêt
& du bon sens. Le grand auteur que j’ai déjà cité &
qui a tiré beaucoup de ses pièces de notre théâtre tragique,
a remédié, à force de génie, à ce défaut qui est devenu une
nécessité. Les paroles de ses airs détachés sont souvent des
embellissements du sujet même ; elles sont passionnées,
elles sont quelquefois comparables aux plus beaux morceaux d’Horace,
j’en apporterai pour preuve cette strophe touchante que chante
Arbace accusé et innocent.
Vo
solcando un mar crudele
Senza vele
E senza farte.
Freme l’onda, il ciel s’imbruna,
Cresce il vento e manca l’arte :
E il voler della fortuna
Son costretto a seguitar.
Infelice in quello stato,
Son da tutti abbandonato ;
Meco sola è l’innocenza
Che mi porta a naufragar.
J’y
ajouterai encore cette autre ariette sublime que débite le Roi
des Parthes vaincu par Adrien, quand il veut faire servir sa
défaite même à sa vengeance.
Sprezza il furor del vento
Robusta quercia avvezza
Di centi venti è cento
L’injurie a tolerar.
E se pur cade al suolo,
Spiega per l’onde il volo ;
E
con quel vento istesso
Va contrastando il mar.
Il
y en a beaucoup de cette espèce, mais que sont des beautés hors
de place ? Et qu’aurait-on dit dans Athènes si Œdipe &
Oreste avaient, au moment de la reconnaissance, chanté de petits
airs fredonnés, & débité des comparaisons à Électre &
à Jocaste ? Il faut donc avouer que l’opéra, en séduisant
les Italiens par les agréments de la musique, a détruit d’un
côté la véritable tragédie grecque qu’il faisait renaître de
l’autre.
Notre
opéra français nous devait faire encore plus de tort ;
notre mélopée rentre moins bien que la vôtre dans la déclamation
naturelle ; elle est plus languissante ; elle ne permet
jamais que les scènes aient leur juste étendue ; elle exige
des dialogues courts en petites maximes coupées, dont chacune
produit une espèce de chanson.
Que
ceux qui sont au fait de la vraie littérature des autres nations,
& qui ne bornent pas leur science aux airs de nos ballets,
songent à cette admirable scène de La Clemenza di Tito,
entre Titus & son favori, qui a conspiré contre lui ;
je veux parler de cette scène où Titus dit à Sestus ces paroles
divines :
Siam
soli, il tuo Sovrano
Non è presente ; apri il tuo core a Tito,
Confida ti all’ amico ; io ti prometto
Qu’Augusto n’ol saprà.
Qu’ils
relisent le monologue suivant où Titus dit ces autres paroles
qui doivent être l’éternelle leçon de tous les roi, & le
charme de tous les hommes.
….Il
torre’ altrui la vita
E facolta commune
Al più vil della terra ; il dar la è solo
De’ numi, & de’ regnanti.
Ces
deux scènes comparables à tout ce que la Grèce a eu de plus
beau, si elle ne sont pas supérieures ; ces deux scènes
dignes de Corneille, quand il n’est pas déclamateur, & de
Racine, quand il n’est pas faible ; ces deux scènes qui
ne sont pas fondées sur un amour d’opéra, mais sur les plus
nobles sentiments du cœur humain, ont une durée trois fois plus
longue au moins que les scènes les plus étendues de nos tragédies
en musique. De pareils morceaux ne seraient pas supporté sur
notre théâtre lyrique, qui ne se soutient guère que par des
maximes de galanterie, & par des passions manquées, à l’exception
d’Armide, & de belles scènes d’Iphigénie, ouvrages plus
admirables qu’imités.
Parmi
nos défauts nous avons, comme vous, dans nos opera les plus
tragiques, une infinité d’airs détachés, mais qui sont plus
défectueux que les vôtres, parce qu’ils sont moins liés au sujet.
Les paroles y sont presque toujours asservies aux musiciens,
qui ne pouvant exprimer dans leurs petites chansons les termes
mâles et énergiques de notre langue, exigent des paroles efféminées,
oisives, vagues, étrangères à l’action, & ajoutées comme
on peut à de petits airs mesurés, semblables à ceux qu’on appelle
à Venise Barcarolle. Quel rapport, par exemple, entre
Thésée reconnu par son père sur le point d’être empoisonné par
lui, & ces ridicules paroles :
Le
plus sage
S’enflamme & s’engage
Sans savoir comment.
Malgré
ces défauts, j’ose encore penser que nos bonnes tragédies opéra,
telles qu’Atys, Armide, Thésée, étaient ce qui pouvait donner
parmi nous quelque idée du théâtre d’Athènes, parce que ces
tragédies sont chantées comme celles des Grecs ; parce
que le chœur, tout vicieux qu’on l’a rendu, tout fade panégyriste
qu’on l’a fait de la morale amoureuse, ressemble pourtant à
celui des Grecs, en ce qu’il occupe souvent la scène. Il ne
dit pas ce qu’il doit dire, il n’enseigne pas la vertu, &
regat irates & amet peccare timentes ; mais enfin
il faut avouer que la forme des tragédies opera nous retrace
la forme de la tragédie grecque à quelques égards.
Il
m’a donc paru en général, en consultant les gens de lettres
qui connaissent l’antiquité, que ces tragédies opéra sont la
copie & la ruine de la tragédie d’Athènes. Elles en sont
la copie en ce qu’elles admettent la mélopée, les chœurs, les
machines, les divinités : elles en sont la destruction,
parce qu’elle accoutumé les jeunes gens à se connaître en sons
plus qu’en esprit, à préférer leurs oreilles à leur âme, des
roulades à des pensées sublimes, à faire valoir quelquefois
les ouvrages les plus insipides & les plus mal écrits, quand
ils sont soutenus par quelques airs qui nous plaisent. Mais
malgré tous ces défauts, l’enchantement qui résulte de ce mélange
heureux de scènes, de chœurs, de danses, de symphonies, &
cette variété de décorations, subjugue jusqu’au critique même ;
& la meilleure comédie, la meilleure tragédie n’est jamais
fréquentée par les mêmes personnes aussi assidûment qu’un opéra
médiocre. Les beautés régulières, nobles, sévères, ne sont pas
les plus recherchées par le vulgaire ; si l’on représente
une ou deux fois Cinna, on joue trois mois les Fêtes vénitiennes ;
un poème épique est moins lu que des épigrammes licencieuses ;
un petit roman sera mieux débité que l’histoire du Président
de Thou. Peu de particuliers font travailler de grand peintres ;
mais on se dispute des figures estropiées qui viennent de la
Chine, & des ossements fragiles. On dore, on vernit des
cabinets, on néglige la noble architecture ; enfin dans
tous les genres, les petits agréments l’emportent sur le vrai
mérite.
SECONDE PARTIE.
De
la tragédie française comparée à la tragédie grecque.
Heureusement
la bonne & vraie tragédie parut en France avant que nous
eussions ces opéra qui auraient pu l’étouffer. Un auteur nommé
Mairet fut le premier qui en imitant la Sophonisbé du Trissino,
introduisit la règle des trois unités, que vous avez prise des
Grecs. Peu à peu notre scène s’épura, & se défit de l’indécence
& de la barbarie qui déshonoraient alors tant ce théâtre,
& servaient d’excuse à ceux dont la sévérité peu éclairée
condamnait tous les spectacles.
Les
acteurs ne parurent pas élevés comme à Athènes, sur des cothurnes
qui étaient de véritables échasses ; leur visage ne fut
pas caché sous de grands masques dans lesquels des tuyaux d’airain
rendaient les sons de la voix plus frappant & plus terribles.
Nous ne pûmes avoir la mélopée des Grecs. Nous nous réduisîmes
à la simple déclamation harmonieuse, ainsi que vous en aviez
d’abord usé. Enfin nos tragédies devinrent une imitation plus
vraie de la nature. Nous substituâmes l’histoire à la fable
grecque. La politique, l’ambition, la jalousie, les fureurs
de l’amour régnèrent sur nos théâtres. Auguste, Cinna, César,
Cornélie plus respectables que des héros fabuleux, parlèrent
souvent sur notre scène, comme ils auraient parlé dans l’ancienne
Rome.
Je
ne prétends pas que la scène française l’ait emporté en tout
sur celle des Grecs, & doive la faire oublier. Les inventeurs
ont toujours la première place dans la mémoire des hommes ;
mais quelque respect qu’on ait pour ces premiers génies, cela
n’empêche pas que ceux qui les ont suivis ne fassent souvent
plus de plaisir. On respecte Homère, mais on lit le Tasse ;
on trouve dans lui beaucoup de beautés qu’Homère n’a point connues.
On admire Sophocle, mais combien de nos bons auteurs tragiques
ont-ils des traits de maître que Sophocle eût fait gloire d’imiter,
s’il fût venu après eux ? Les Grecs auraient appris de
nos grands modernes à faire des expositions plus adroites, à
lier les scènes les unes aux autres par cet art imperceptible
qui ne laisse jamais le théâtre vide, & qui fait venir &
sortir avec raison les personnages ; c’est à quoi les anciens
ont souvent manqué, & c’est en quoi le Trissino les a malheureusement
imités.
Je
maintiens, par exemple, que Sophocle & Euripide eussent
regardé la première scène de Bajazet comme une école où ils
auraient profité, en voyant un vieux général d’armée, annoncer,
par les questions qu’il fait, qu’il médite une grande entreprise.
Que
faisaient cependant nos braves Janissaires,
Rendent-ils au Sultan, des hommages sincères,
Dans le secret des cœurs Osmin n’as-tu rien lu ?
Et le moment
d’après :
Crois-tu
qu’ils me suivraient encor avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur Vizir ?
Ils
auraient admiré comme ce conjuré développe ensuite ses desseins,
& rend compte de ses actions. Ce grand mérite de l’art n’était
point connu aux inventeurs de l’art. Le choc des passions, ces
combats de sentiments opposés, ces discours animés de rivaux
& de rivales, ces querelles, ces bravades, ces plaintes
réciproques, ces contestations intéressantes, où l’on dit ce
que l’on doit dire ; ces situations si bien ménagées les
auraient étonnés ; ils eussent trouvé mauvais peut-être
qu’Hippolyte soit amoureux assez froidement d’Aricie, &
que son gouverneur lui fasse des leçons de galanterie, qu’il
dise :
Vous-même
où seriez-vous,
Si toujours votre mère à l’amour opposée,
D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée.
Paroles
tirée du Pastor Fido, & bien plus convenables à un berger
qu’au gouverneur d’un prince ; mais ils eussent été ravis
en admiration en entendant Phèdre s’écrier,
Oenone,
qui l’eût cru, j’avais une rivale.
………Hippolyte aime, & je n’en peut douter.
Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,
Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,
Ce tigre que jamais je n’abordai sans crainte,
Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur.
Ce
désespoir de Phèdre en découvrant sa rivale, vaut certainement
un peu mieux que la satire des femmes savantes, que fait si
longuement & si mal à-propos L’Hippolyte d’Euripide, qui
devient là un mauvais personnage de comédie. Les Grecs auraient
surtout été surpris de cette foule de traits sublimes qui étincellent
de toutes parts dans nos modernes. Quel effet ne feraient point
sur eux ce vers ?
Que
vouliez-vous qu’il fît contre trois ? qu’il mourut.
Et
cette réponse peut-être encore plus belle & plus passionnée
que fait Hermione à Oreste, lorsqu’après avoir exigé de la mort
de Pirrhus qu’elle aime, elle apprend malheureusement qu’elle
est obéie, elle s’écrie alors :
Pourquoi
l’assassiner, qu’a-t-il fait, à quel titre,
Qui te l’as dit ?
ORESTE.
O Dieux, quoi n’avez-vous pas
Vous-même ici tantôt ordonné son trépas.
HERMIONE.
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Je
citerai encore ici ce que dit César, quand on lui présente l’urne
qui renferme les cendres de Pompée.
Restes
d’un demi-Dieu, dont à peine je puis
Egaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis.
Les
Grecs ont d’autres beautés, mais je m’en rapporte à vous, MONSEIGNEUR,
ils n’en ont aucune de ce caractère.
Je
vais plus loin, & je dis que ces hommes qui étaient si passionnés
pour la liberté, & qui ont dit si souvent qu’on ne peut
penser avec hauteur que dans les républiques, apprendraient
à parler dignement de la liberté même, dans quelques-unes de
nos pièces, tout écrites qu’elles sont dans le sein d’une monarchie.
Les
modernes ont encore, plus fréquemment que les Grecs, imaginé
des sujets de pure invention. Nous eûmes beaucoup de ces ouvrages
du temps du Cardinal de Richelieu, c’était son goût ainsi que
celui des Espagnols : il aimait qu’on cherchât d’abord
à peindre des mœurs & à arranger une intrigue, & qu’ensuite
on donnât des noms aux personnages, comme on en use dans la
comédie ; c’est ainsi qu’il travaillait lui-même, quand
il voulait se délasser du poids du ministère. Le Venceslas de
Rotrou est entièrement dans ce goût, & toute cette histoire
est fabuleuse. Mais l’Auteur voulut peindre un jeune homme fougueux
dans ses passions, avec un mélange de bonnes & de mauvaises
qualités ; un père tendre & faible ; & il
a réussi dans quelques parties de son ouvrage. Le Cid &
Héraclius tirés des Espagnols, sont encore des sujets feints ;
il est bien vrai qu’il y a eu un Empereur nommé Héraclius, un
Capitaine espagnol qui eut le nom de Cid, mais presqu’aucune
des aventures qu’on leur attribue n’est véritable. Dans Zaïre
& dans Alzire, si j’ose en parler (et je n’en parle que
pour donner des exemples connus), tout est feint jusqu’aux noms.
Je ne conçois pas après cela, comment le père Brumoy a pu dire
dans son théâtre des Grecs, que la tragédie ne peut souffrir
de sujets feints, & que jamais on ne prit cette liberté
dans Athènes. Il s’épuise à chercher la raison d’une chose qui
n’est pas ; " Je crois en trouver une raison,
dit-il, dans la nature de l’esprit humain : il n’y a que
la vraisemblance dont il puisse être touché. Or il n’est pas
vraisemblable que des faits aussi grands que ceux de la tragédie
soient absolument inconnus ; si donc le poète invente tout
le sujet jusqu’aux noms, le spectateur se révolte, tout lui
paraît incroyable, & la pièce manque son effet, faute de
vraisemblance. "
Premièrement
il est faux que les Grecs se soient interdit cet espèce de tragédie.
Aristote dit expressément qu’Agathon s’était rendu très célèbre
dans ce genre. Secondement, il est faux que ces sujets ne réussissent
point ; l’expérience du contraire dépose contre le père
Brumoy. En troisième lieu, la raison qu’il donne du peu d’effet
que ce genre de tragédie peut faire, est encore très fausse :
c’est assurément ne pas connaître le cœur humain, que de penser
qu’on ne peut le remuer par des fictions. En quatrième lieu,
un sujet de pure invention ; & un sujet vrai, mais
ignoré, sont absolument la même chose pour les spectateurs :
& comme notre scène embrasse des sujets de tous les temps
& de tous les pays, il faudrait qu’un spectateur allât consulter
tous les livres, avant qu’il sût si ce qu’on lui présente est
fabuleux ou historique : il ne prend pas assurément cette
peine ; il se laisse attendrir quand la pièce est touchante,
& il ne s’avise pas de dire, en voyant Polyeucte,
je n’ai jamais entendu parler de Sévère et de Pauline, ces gens-là
ne doivent pas me toucher.
Le
père Brumoy devait seulement remarquer que les pièces de ce
genre sont beaucoup plus difficiles à faire que les autres.
Tout le caractère de Phèdre était déjà dans Euripide ;
sa déclaration d’amour dans Sénèque le Tragique ; toute
la scène d’Auguste & de Cinna dans Sénèque le Philosophe ;
mais il fallait tirer Sévère & Pauline de son propre fonds.
Au reste, si le père Brumoy s’est trompé dans cet endroit &
dans quelques autres, son livre est d’ailleurs un des meilleurs
& des plus utiles que nous ayons, & je ne combats son
erreur qu’en estimant son travail & son goût.
Je
reviens, & je dis que ce serait manquer d’âme & de jugement,
que de ne pas avouer combien la scène française est au-dessus
de la scène grecque, par l’art de la conduite, par l’invention,
par les beautés de détail, qui sont sans nombre.
Mais
aussi on serait bien partial & bien injuste, de ne pas tomber
d’accord que la galanterie a presque partout affaibli tous les
avantages que nous avons d’ailleurs.
Il
faut convenir que d’environ quatre cent tragédies qu’on a données
au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire
en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées
sur une intrigue d’amour, plus propre à la comédie qu’au genre
tragique. C’est presque toujours la même pièce, le même nœud,
formé par une jalousie & une rupture, & dénoué par un
mariage ; c’est une coquetterie continuelle ; une
simple comédie, où des princes sont acteurs, & dans laquelle
il y a quelquefois du sang répandu pour la forme.
La
plupart de ces pièces ressemblent si fort à des comédies, que
les acteurs étaient parvenus, depuis quelque temps, à les réciter
du ton dont ils jouent les pièces qu’on appelle du haut comique ;
ils ont par là contribué à dégrader encore la Tragédie :
la pompe & la magnificence de la déclamation ont été mise
en oubli. On s’est piqué de réciter des vers comme de la prose,
on n’a pas considéré qu’un langage au-dessus du langage ordinaire,
doit être débité un ton au-dessus du ton familier. Et si quelques
acteurs ne s’étaient heureusement corrigé de ces défauts, la
tragédie ne serait bientôt, parmi nous, qu’une suite de conversations
galantes, froidement récitées : aussi, n’y a-t-il pas encore
longtemps que parmi les acteurs de toutes les troupes, les principaux
rôles de la tragédie, n’étaient connus que sous le nom de l’amoureux
& de l’amoureuse. Si un étranger avait demandé dans
Athènes : Quel est votre meilleur acteur pour les amoureux
dans Iphigénie, dans Hécube, dans les Héraclides, dans Œdipe
& dans Électre ? On n’aurait pas même compris le sens
d’une telle demande. La scène française s’est lavée de ce reproche
par quelques tragédies, où l’amour est une passion furieuse
& terrible, & vraiment digne du théâtre, & par d’autres
où le nom d’amour n’est même pas prononcé. Jamais l’amour n’a
fait verser tant de larmes que la nature. Le cœur n’est effleuré,
pour l’ordinaire, des plaintes d’une amante ; mais il est
profondément attendri de la douloureuse situation d’une mère,
prête de perdre son fils ; c’est donc assurément par condescendance
pour son ami, que Despréaux disait :
…de
l’amour la sensible peinture,
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
La
route de la nature est cent fois plus sûre, comme plus noble ;
les morceaux les plus frappants d’Iphigénie, sont ceux où Climène
défend sa fille, & non pas ceux où Achille défend son amante.
On
a voulu donner dans Sémiramis un spectacle encore plus pathétique
que dans Mérope ; on y a déployé tout l’appareil de l’ancien
théâtre grec. Il serait triste après que nos grands maîtres
ont surpassé les Grecs en tant de choses dans la tragédie, que
notre nation ne pût les égaler dans la dignité de leurs représentations.
Un des grands obstacles qui s’opposent sur notre théâtre, à
toute action grande & pathétique, est la foule de spectateurs,
confondue sur la scène avec les acteurs ; cette indécence
se fit sentir particulièrement à la première représentation
de Sémiramis. La principale actrice de Londres, qui était présente
à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle
ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis
de leurs plaisirs, pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir.
Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de
Sémiramis, & il pourrait aisément être supprimé pour jamais.
Il ne faut pas s’y méprendre, un inconvénient tel que celui-là
seul, a suffi pour priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre
qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre
libre, propre pour l’action, & tel qu’il est chez toutes
les autres nations de l’Europe.
Mais
ce grand défaut n’est pas assurément le seul qui doivent être
corrigé. Je ne peux pas assez m’étonner ni me plaindre du peu
de soin qu’on a en France de rendre les théâtres dignes des
excellents ouvrages qu’on y représente, & de la nation qui
en fait ses délices. Cinna, Athalie, méritaient d’être représentés
ailleurs que dans un jeu de paume, au bout duquel on a élevé
quelques décorations de mauvais goût, & dans lequel les
spectateurs sont placés contre tout ordre & contre toute
raison, les uns debout, sur le théâtre même, les autres debout,
dans ce qu’on appelle parterre, où ils sont gênés & pressés
indécemment, & où ils se précipitent quelquefois en tumulte
les uns sur les autres, comme dans une sédition populaire. On
représente au fond du Nord, nos ouvrages dramatique dans des
salles mille fois plus magnifiques, mieux entendues, & avec
beaucoup plus de décence.
Que
nous sommes loin, surtout de l’intelligence & du bon goût
qui règne en ce genre dans presque toutes vos villes d’Italie !
Il est honteux de laisser subsister encore ces restes de barbarie
dans une ville si grande, si peuplée, si opulente & si polie.
La dixième partie de ce que nous dépensons tous les jours en
bagatelles aussi magnifiques qu’inutiles & peu durables,
suffirait pour élever des monuments publics en tous genres,
pour rendre Paris aussi magnifique qu’il est riche & peuplé,
& pour égaler un jour à Rome, qui est notre modèle en tant
de choses. C’était un des projets immortels de Colbert. J’ose
me flatter qu’on pardonnera cette petite digression à mon amour
pour les arts & pour ma patrie. Et que peut-être même un
jour elle inspirera aux magistrats qui sont à la tête de cette
ville, la noble envie d’imiter les magistrats d’Athènes &
de Rome, & ceux de l’Italie moderne.
Un
théâtre construit selon les règles tout être très vaste ;
il doit représenter une partie d’une place publique, le péristyle
d’un palais, l’entrée d’un temple. Il doit être fait de sorte
qu’un personnage vie par les spectateurs, puisse ne l’être point
par les autres personnages selon le besoin. Il doit en imposer
aux yeux qu’il faut toujours séduire les premiers. Il doit être
susceptible de la pompe la plus majestueuse. Tous les spectateurs
doivent voir & entendre également, en quelque endroit qu’ils
soient placés. Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène
étroite au milieu d’un foule de jeunes gens qui laissent à peine
dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart
des pièces ne sont que de longues conversations ; tout
action théâtrale est souvent manquée & ridicule. Cet abus
subsiste comme tant d’autres, par la raison qu’il est établi,
& parce qu’on jette rarement sa maison par terre quoi qu’on
sache qu’elle est mal tournée. Un abus public n’est jamais corrigé
qu’à la dernière extrémité. Au reste, quand je parle d’une action
théâtrale, je parle d’un appareil, d’une cérémonie, d’une assemblée,
d’un événement nécessaire à la pièce ; & non pas de
ces vains spectacles plus puériles que pompeux, de ces ressources
du décorateur qui suppléent à la stérilité du poète, & qui
amusent les yeux, quand on ne fait pas parler aux oreilles &
à l’âme. J’ai vu à Londres une pièce où l’on représentait le
couronnement du roi d’Angleterre, dans toute l’exactitude possible.
Un chevalier armé de toutes pièces entrait à cheval sur le théâtre.
J’ai quelquefois entendu dire à des étrangers : Ah !
le bel opéra que nous avons eu ; on y voyait passer au
galop plus de deux cent gardes. Ces gens-là ne savaient
pas que quatre beaux vers valent mieux dans une pièce qu’un
régiment de cavalerie. Nous avons à Paris une troupe comique
étrangère, qui ayant rarement de bons ouvrages à représenter,
donne sur le théâtre des feux d’artifice. Il y a longtemps qu’Horace,
l’homme de l’antiquité qui avait le plus de goût, a condamné
ces sottises qui leurrent le peuple.
Esseda
festinant, pilenta, petorrita, naves ;
Cpativum portatur ebur, captiva Corinthis,
Si foret in terris, rideret Democritus ;
Spectaret populum ludis attentius ipsis.
TROISIEME
PARTIE.
De
Sémiramis
[…]
Je
pourrais, surtout, appliquer à la tragédie de Sémiramis la morale
par laquelle Euripide finit son Alceste, pièce dans laquelle
le merveilleux règne bien davantage. Que les Dieux emploient
des moyens étonnants pour exécuter leurs éternels décrets !
Que les grands événements qu’ils ménagent surpassent les idées
des mortels !
Enfin,
MONSEIGNEUR, c’est uniquement parce que cet ouvrage respire
la morale la plus pure, & même la plus sévère, que je le
présente à votre Éminence. La véritable tragédie est l’école
de la vertu ; et la seule différence qui soit entre le
théâtre épuré & les livres de morale, c’est que l’instruction
se trouve dans la tragédie toute en action ; c’est qu’elle
y est intéressante, & qu’elle se montre relevée des charmes
d’un art qui ne fut inventé autrefois que pour instruire la
terre, & pour bénir le ciel, & qui, par cette raison,
fut appelé le langage des Dieux. Vous qui joignez ce grand art
à tant d’autres, vous me pardonnez, sans doute, le long détail
où je suis entré, sur des choses qui n’avaient pas peut-être
été encore tout à fait éclaircies, & qui le seraient, si
votre Éminence daignait me communiquer ses lumières sur l’antiquité,
dont elle a une si profonde connaissance.
Voltaire