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Dissertation sur la Tragédie.
(Préface de Sémiramis, dédiée au Cardinal Querini, Evêque de Brescia et Bibliothécaire du Vatican)
par

Voltaire
(1748)




 

 



 


MONSEIGNEUR,

Il était digne d’un génie tel que le vôtre, & d’un homme qui est à la tête de la plus ancienne bibliothèque du monde, de vous donner tout entier aux lettres. On doit voir de tels Princes de l’Eglise sous un Pontife qui a éclairé le monde chrétien avant de le gouverner. Mais si tous les lettrés vous doivent de la reconnaissance, je vous en dois plus que personne, après l’honneur que vous m’avez fait de traduire en si beaux vers la Henriade & le poème de Fontenoy. Les deux héros vertueux que j’ai célébrés sont devenus les vôtres. Vous avez daigné m’embellir pour rendre encore plus respectables aux nations les noms de Henri IV, & de Louis XV. & pour étendre de plus en plus dans l’Europe le goût des arts.

Parmi les obligations que toutes les nations modernes ont aux Italiens, & surtout aux premiers Pontifes & à leurs ministres, il faut compter la culture des belles-lettres par qui furent adoucies peu à peu les mœurs féroces & grossières de nos peuples septentrionaux, & auxquelles nous devons aujourd’hui notre politesse, nos délices & notre gloire.

C’est sous le grand Léon X. que le théâtre grec renaquit ainsi que l’éloquence ; la Sophonisbé du célèbre Prélat Trissino Nonce du Pape est la première tragédie régulière que l’Europe ait vue après tant de siècles de barbarie : comme la Calandra du Cardinal Bibiena avait été auparavant la première comédie dans l’Italie moderne. Vous fûtes les premiers qui élevâtes de grands théâtres, & qui donnâtes au monde quelque idée de cette splendeur de l’ancienne Grèce qui attirait les nations étrangères à ses solennités, & qui fut le modèle des peuples en tous les genres.

Si votre nations n’a pas toujours égalé les anciens dans le tragique, ce n’est pas que votre langue harmonieuse, féconde & flexible, ne soit propre à tous les sujets ; mais il ‘y a grande apparence que les progrès que vous avez faits dans la musique, ont nui enfin à ceux de la véritable tragédie. C’est un talent qui a fait tort à un autre.

Permettez que j’entre avec votre Éminence dans une discussion littéraire. Quelques personnes, accoutumées au style des épîtres dédicatoires, s’étonneront que je me borne ici à comparer les usages des Grecs avec les modernes, au lieu de comparer les grands hommes de l’antiquité avec ceux de notre maison ; mais je parle à un savant, à un sage, à celui dont les lumières doivent m’éclairer, & dont j’ai l’honneur d’être le confrère dans la plus ancienne Académie de l’Europe, dont les membres s’occupent souvent de semblables recherches ; je parle enfin à celui qui aime mieux me donner des instructions que de recevoir des éloges.

PREMIERE PARTIE.

Des Tragédies grecques imitées par quelques opéra italiens & français.

Un célèbre auteur de votre nation, dit que depuis les beaux jours d’Athènes, la tragédie errante & abandonnée, cherche de contrée en contrée quelqu’un qui lui donne la main & qui lui rende ses premiers honneurs, mais qu’elle n’a pu le trouver.

S’il entend qu’aucune nation n’a de théâtres, où des chœurs occupent presque toujours la scène & chantent des strophes, des épodes & des antistrophes accompagnées de danses graves ; qu’aucune nation ne fait paraître ses acteurs sur des espèces d’échasses, & ne couvre leur visage d’un masque qui exprime la douleur d’un côté et la joie de l’autre ; que la déclamation de nos tragédies n’est point notée & soutenue par des flûtes, il a sans doute raison, & je ne sais si c’est à notre désavantage. J’ignore si la forme de nos tragédies, plus rapprochées de la nature, ne vaut pas celle des Grecs qui avaient un appareil si imposant.

Si cet auteur veut dire qu’en général ce grand art n’est pas aussi considéré depuis la renaissance des lettres qu’il l’était autrefois ; qu’il y a en Europe des nations qui ont quelquefois usé d’ingratitude envers les successeurs des Sophocles & des Euripides, que nos théâtres ne sont point des édifices superbes dans qui les Athéniens mettaient leur gloire ; que nous ne prenons pas les même soins qu’eux de ces spectacles qui sont devenus si nécessaires dans nos villes immenses : on doit être entièrement de son opinion. Et sapit, & mecum facit & jove judicat aequo.

Où trouver un spectacle qui nous donne une image de la scène grecque ? c’est peut-être dans vos tragédies, nommée opéra, que cette image subsiste. Quoi, me dira-t-on, un opéra italien aurait quelque ressemblance avec le théâtre d’Athènes ! Oui. Le récitatif italien est précisément la mélopée des anciens, c’est cette déclamation notée & soutenue par des instruments de musique. Cette mélopée qui n’est ennuyeuse que dans les mauvaises tragédie opéra, est admirable dans vos bonnes pièces. Les chœurs que vous y avez ajoutés depuis quelques années, & qui sont liés essentiellement au sujet, approchent d’autant plus des chœurs des anciens, qu’ils sont exprimés avec une musique différente du récitatif, comme la strophe, l’épode & l’antistrophe étaient chantées chez les Grecs tout autrement que la mélopée des scènes. Ajoutez à ces ressemblances que dans plusieurs tragédies opéra du célèbre Abbé Metastasio, l’unité de lieu, d’action et de temps, sont observées : ajoûtez que ces pièces sont pleines de cette poésie d’expression, & de cette élégance continue qui embellissent le naturel sans jamais le charger, talent que depuis les Grecs le seul Racine a possédé parmi nous, & le seul Adisson chez les Anglais.

Je sais que ces tragédies si imposantes par les charmes de la musique & par la magnificence du spectacle, ont un défaut que les grecs ont toujours évité ; je sais que ce défaut a fait des monstres des pièces les plus belles, & d’ailleurs les plus régulières : il consiste à mettre dans toutes les scènes de ces petits airs coupés, de ces ariettes détachées qui interrompent l’action, & qui font valoir les fredons d’une voix efféminée, mais brillante aux dépens de l’intérêt & du bon sens. Le grand auteur que j’ai déjà cité & qui a tiré beaucoup de ses pièces de notre théâtre tragique, a remédié, à force de génie, à ce défaut qui est devenu une nécessité. Les paroles de ses airs détachés sont souvent des embellissements du sujet même ; elles sont passionnées, elles sont quelquefois comparables aux plus beaux morceaux d’Horace, j’en apporterai pour preuve cette strophe touchante que chante Arbace accusé et innocent.

Vo solcando un mar crudele
Senza vele
E senza farte.
Freme l’onda, il ciel s’imbruna,
Cresce il vento e manca l’arte :
E il voler della fortuna
Son costretto a seguitar.
Infelice in quello stato,
Son da tutti abbandonato ;
Meco sola è l’innocenza
Che mi porta a naufragar.

J’y ajouterai encore cette autre ariette sublime que débite le Roi des Parthes vaincu par Adrien, quand il veut faire servir sa défaite même à sa vengeance.

Sprezza il furor del vento
Robusta quercia avvezza
Di centi venti è cento
L’injurie a tolerar.
E se pur cade al suolo,
Spiega per l’onde il volo ;

E con quel vento istesso
Va contrastando il mar.

Il y en a beaucoup de cette espèce, mais que sont des beautés hors de place ? Et qu’aurait-on dit dans Athènes si Œdipe & Oreste avaient, au moment de la reconnaissance, chanté de petits airs fredonnés, & débité des comparaisons à Électre & à Jocaste ? Il faut donc avouer que l’opéra, en séduisant les Italiens par les agréments de la musique, a détruit d’un côté la véritable tragédie grecque qu’il faisait renaître de l’autre.

Notre opéra français nous devait faire encore plus de tort ; notre mélopée rentre moins bien que la vôtre dans la déclamation naturelle ; elle est plus languissante ; elle ne permet jamais que les scènes aient leur juste étendue ; elle exige des dialogues courts en petites maximes coupées, dont chacune produit une espèce de chanson.

Que ceux qui sont au fait de la vraie littérature des autres nations, & qui ne bornent pas leur science aux airs de nos ballets, songent à cette admirable scène de La Clemenza di Tito, entre Titus & son favori, qui a conspiré contre lui ; je veux parler de cette scène où Titus dit à Sestus ces paroles divines :

Siam soli, il tuo Sovrano
Non è presente ; apri il tuo core a Tito,
Confida ti all’ amico ; io ti prometto
Qu’Augusto n’ol saprà.

Qu’ils relisent le monologue suivant où Titus dit ces autres paroles qui doivent être l’éternelle leçon de tous les roi, & le charme de tous les hommes.

….Il torre’ altrui la vita
E facolta commune
Al più vil della terra ; il dar la è solo
De’ numi, & de’ regnanti.

Ces deux scènes comparables à tout ce que la Grèce a eu de plus beau, si elle ne sont pas supérieures ; ces deux scènes dignes de Corneille, quand il n’est pas déclamateur, & de Racine, quand il n’est pas faible ; ces deux scènes qui ne sont pas fondées sur un amour d’opéra, mais sur les plus nobles sentiments du cœur humain, ont une durée trois fois plus longue au moins que les scènes les plus étendues de nos tragédies en musique. De pareils morceaux ne seraient pas supporté sur notre théâtre lyrique, qui ne se soutient guère que par des maximes de galanterie, & par des passions manquées, à l’exception d’Armide, & de belles scènes d’Iphigénie, ouvrages plus admirables qu’imités.

Parmi nos défauts nous avons, comme vous, dans nos opera les plus tragiques, une infinité d’airs détachés, mais qui sont plus défectueux que les vôtres, parce qu’ils sont moins liés au sujet. Les paroles y sont presque toujours asservies aux musiciens, qui ne pouvant exprimer dans leurs petites chansons les termes mâles et énergiques de notre langue, exigent des paroles efféminées, oisives, vagues, étrangères à l’action, & ajoutées comme on peut à de petits airs mesurés, semblables à ceux qu’on appelle à Venise Barcarolle. Quel rapport, par exemple, entre Thésée reconnu par son père sur le point d’être empoisonné par lui, & ces ridicules paroles :

Le plus sage
S’enflamme & s’engage
Sans savoir comment.

Malgré ces défauts, j’ose encore penser que nos bonnes tragédies opéra, telles qu’Atys, Armide, Thésée, étaient ce qui pouvait donner parmi nous quelque idée du théâtre d’Athènes, parce que ces tragédies sont chantées comme celles des Grecs ; parce que le chœur, tout vicieux qu’on l’a rendu, tout fade panégyriste qu’on l’a fait de la morale amoureuse, ressemble pourtant à celui des Grecs, en ce qu’il occupe souvent la scène. Il ne dit pas ce qu’il doit dire, il n’enseigne pas la vertu, & regat irates & amet peccare timentes ; mais enfin il faut avouer que la forme des tragédies opera nous retrace la forme de la tragédie grecque à quelques égards.

Il m’a donc paru en général, en consultant les gens de lettres qui connaissent l’antiquité, que ces tragédies opéra sont la copie & la ruine de la tragédie d’Athènes. Elles en sont la copie en ce qu’elles admettent la mélopée, les chœurs, les machines, les divinités : elles en sont la destruction, parce qu’elle accoutumé les jeunes gens à se connaître en sons plus qu’en esprit, à préférer leurs oreilles à leur âme, des roulades à des pensées sublimes, à faire valoir quelquefois les ouvrages les plus insipides & les plus mal écrits, quand ils sont soutenus par quelques airs qui nous plaisent. Mais malgré tous ces défauts, l’enchantement qui résulte de ce mélange heureux de scènes, de chœurs, de danses, de symphonies, & cette variété de décorations, subjugue jusqu’au critique même ; & la meilleure comédie, la meilleure tragédie n’est jamais fréquentée par les mêmes personnes aussi assidûment qu’un opéra médiocre. Les beautés régulières, nobles, sévères, ne sont pas les plus recherchées par le vulgaire ; si l’on représente une ou deux fois Cinna, on joue trois mois les Fêtes vénitiennes ; un poème épique est moins lu que des épigrammes licencieuses ; un petit roman sera mieux débité que l’histoire du Président de Thou. Peu de particuliers font travailler de grand peintres ; mais on se dispute des figures estropiées qui viennent de la Chine, & des ossements fragiles. On dore, on vernit des cabinets, on néglige la noble architecture ; enfin dans tous les genres, les petits agréments l’emportent sur le vrai mérite.

SECONDE PARTIE.

De la tragédie française comparée à la tragédie grecque.

Heureusement la bonne & vraie tragédie parut en France avant que nous eussions ces opéra qui auraient pu l’étouffer. Un auteur nommé Mairet fut le premier qui en imitant la Sophonisbé du Trissino, introduisit la règle des trois unités, que vous avez prise des Grecs. Peu à peu notre scène s’épura, & se défit de l’indécence & de la barbarie qui déshonoraient alors tant ce théâtre, & servaient d’excuse à ceux dont la sévérité peu éclairée condamnait tous les spectacles.

Les acteurs ne parurent pas élevés comme à Athènes, sur des cothurnes qui étaient de véritables échasses ; leur visage ne fut pas caché sous de grands masques dans lesquels des tuyaux d’airain rendaient les sons de la voix plus frappant & plus terribles. Nous ne pûmes avoir la mélopée des Grecs. Nous nous réduisîmes à la simple déclamation harmonieuse, ainsi que vous en aviez d’abord usé. Enfin nos tragédies devinrent une imitation plus vraie de la nature. Nous substituâmes l’histoire à la fable grecque. La politique, l’ambition, la jalousie, les fureurs de l’amour régnèrent sur nos théâtres. Auguste, Cinna, César, Cornélie plus respectables que des héros fabuleux, parlèrent souvent sur notre scène, comme ils auraient parlé dans l’ancienne Rome.

Je ne prétends pas que la scène française l’ait emporté en tout sur celle des Grecs, & doive la faire oublier. Les inventeurs ont toujours la première place dans la mémoire des hommes ; mais quelque respect qu’on ait pour ces premiers génies, cela n’empêche pas que ceux qui les ont suivis ne fassent souvent plus de plaisir. On respecte Homère, mais on lit le Tasse ; on trouve dans lui beaucoup de beautés qu’Homère n’a point connues. On admire Sophocle, mais combien de nos bons auteurs tragiques ont-ils des traits de maître que Sophocle eût fait gloire d’imiter, s’il fût venu après eux ? Les Grecs auraient appris de nos grands modernes à faire des expositions plus adroites, à lier les scènes les unes aux autres par cet art imperceptible qui ne laisse jamais le théâtre vide, & qui fait venir & sortir avec raison les personnages ; c’est à quoi les anciens ont souvent manqué, & c’est en quoi le Trissino les a malheureusement imités.

Je maintiens, par exemple, que Sophocle & Euripide eussent regardé la première scène de Bajazet comme une école où ils auraient profité, en voyant un vieux général d’armée, annoncer, par les questions qu’il fait, qu’il médite une grande entreprise.

Que faisaient cependant nos braves Janissaires,
Rendent-ils au Sultan, des hommages sincères,
Dans le secret des cœurs Osmin n’as-tu rien lu ?

Et le moment d’après :

Crois-tu qu’ils me suivraient encor avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur Vizir ?

Ils auraient admiré comme ce conjuré développe ensuite ses desseins, & rend compte de ses actions. Ce grand mérite de l’art n’était point connu aux inventeurs de l’art. Le choc des passions, ces combats de sentiments opposés, ces discours animés de rivaux & de rivales, ces querelles, ces bravades, ces plaintes réciproques, ces contestations intéressantes, où l’on dit ce que l’on doit dire ; ces situations si bien ménagées les auraient étonnés ; ils eussent trouvé mauvais peut-être qu’Hippolyte soit amoureux assez froidement d’Aricie, & que son gouverneur lui fasse des leçons de galanterie, qu’il dise :

Vous-même où seriez-vous,
Si toujours votre mère à l’amour opposée,
D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée.

Paroles tirée du Pastor Fido, & bien plus convenables à un berger qu’au gouverneur d’un prince ; mais ils eussent été ravis en admiration en entendant Phèdre s’écrier,

Oenone, qui l’eût cru, j’avais une rivale.
………Hippolyte aime, & je n’en peut douter.
Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,
Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,
Ce tigre que jamais je n’abordai sans crainte,
Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur.

Ce désespoir de Phèdre en découvrant sa rivale, vaut certainement un peu mieux que la satire des femmes savantes, que fait si longuement & si mal à-propos L’Hippolyte d’Euripide, qui devient là un mauvais personnage de comédie. Les Grecs auraient surtout été surpris de cette foule de traits sublimes qui étincellent de toutes parts dans nos modernes. Quel effet ne feraient point sur eux ce vers ?

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? qu’il mourut.

Et cette réponse peut-être encore plus belle & plus passionnée que fait Hermione à Oreste, lorsqu’après avoir exigé de la mort de Pirrhus qu’elle aime, elle apprend malheureusement qu’elle est obéie, elle s’écrie alors :

Pourquoi l’assassiner, qu’a-t-il fait, à quel titre,
Qui te l’as dit ?

ORESTE.
O Dieux, quoi n’avez-vous pas
Vous-même ici tantôt ordonné son trépas.

HERMIONE.
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?

Je citerai encore ici ce que dit César, quand on lui présente l’urne qui renferme les cendres de Pompée.

Restes d’un demi-Dieu, dont à peine je puis
Egaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis.

Les Grecs ont d’autres beautés, mais je m’en rapporte à vous, MONSEIGNEUR, ils n’en ont aucune de ce caractère.

Je vais plus loin, & je dis que ces hommes qui étaient si passionnés pour la liberté, & qui ont dit si souvent qu’on ne peut penser avec hauteur que dans les républiques, apprendraient à parler dignement de la liberté même, dans quelques-unes de nos pièces, tout écrites qu’elles sont dans le sein d’une monarchie.

Les modernes ont encore, plus fréquemment que les Grecs, imaginé des sujets de pure invention. Nous eûmes beaucoup de ces ouvrages du temps du Cardinal de Richelieu, c’était son goût ainsi que celui des Espagnols : il aimait qu’on cherchât d’abord à peindre des mœurs & à arranger une intrigue, & qu’ensuite on donnât des noms aux personnages, comme on en use dans la comédie ; c’est ainsi qu’il travaillait lui-même, quand il voulait se délasser du poids du ministère. Le Venceslas de Rotrou est entièrement dans ce goût, & toute cette histoire est fabuleuse. Mais l’Auteur voulut peindre un jeune homme fougueux dans ses passions, avec un mélange de bonnes & de mauvaises qualités ; un père tendre & faible ; & il a réussi dans quelques parties de son ouvrage. Le Cid & Héraclius tirés des Espagnols, sont encore des sujets feints ; il est bien vrai qu’il y a eu un Empereur nommé Héraclius, un Capitaine espagnol qui eut le nom de Cid, mais presqu’aucune des aventures qu’on leur attribue n’est véritable. Dans Zaïre & dans Alzire, si j’ose en parler (et je n’en parle que pour donner des exemples connus), tout est feint jusqu’aux noms. Je ne conçois pas après cela, comment le père Brumoy a pu dire dans son théâtre des Grecs, que la tragédie ne peut souffrir de sujets feints, & que jamais on ne prit cette liberté dans Athènes. Il s’épuise à chercher la raison d’une chose qui n’est pas ; " Je crois en trouver une raison, dit-il, dans la nature de l’esprit humain : il n’y a que la vraisemblance dont il puisse être touché. Or il n’est pas vraisemblable que des faits aussi grands que ceux de la tragédie soient absolument inconnus ; si donc le poète invente tout le sujet jusqu’aux noms, le spectateur se révolte, tout lui paraît incroyable, & la pièce manque son effet, faute de vraisemblance. "

Premièrement il est faux que les Grecs se soient interdit cet espèce de tragédie. Aristote dit expressément qu’Agathon s’était rendu très célèbre dans ce genre. Secondement, il est faux que ces sujets ne réussissent point ; l’expérience du contraire dépose contre le père Brumoy. En troisième lieu, la raison qu’il donne du peu d’effet que ce genre de tragédie peut faire, est encore très fausse : c’est assurément ne pas connaître le cœur humain, que de penser qu’on ne peut le remuer par des fictions. En quatrième lieu, un sujet de pure invention ; & un sujet vrai, mais ignoré, sont absolument la même chose pour les spectateurs : & comme notre scène embrasse des sujets de tous les temps & de tous les pays, il faudrait qu’un spectateur allât consulter tous les livres, avant qu’il sût si ce qu’on lui présente est fabuleux ou historique : il ne prend pas assurément cette peine ; il se laisse attendrir quand la pièce est touchante, & il ne s’avise pas de dire, en voyant Polyeucte, je n’ai jamais entendu parler de Sévère et de Pauline, ces gens-là ne doivent pas me toucher.

Le père Brumoy devait seulement remarquer que les pièces de ce genre sont beaucoup plus difficiles à faire que les autres. Tout le caractère de Phèdre était déjà dans Euripide ; sa déclaration d’amour dans Sénèque le Tragique ; toute la scène d’Auguste & de Cinna dans Sénèque le Philosophe ; mais il fallait tirer Sévère & Pauline de son propre fonds. Au reste, si le père Brumoy s’est trompé dans cet endroit & dans quelques autres, son livre est d’ailleurs un des meilleurs & des plus utiles que nous ayons, & je ne combats son erreur qu’en estimant son travail & son goût.

Je reviens, & je dis que ce serait manquer d’âme & de jugement, que de ne pas avouer combien la scène française est au-dessus de la scène grecque, par l’art de la conduite, par l’invention, par les beautés de détail, qui sont sans nombre.

Mais aussi on serait bien partial & bien injuste, de ne pas tomber d’accord que la galanterie a presque partout affaibli tous les avantages que nous avons d’ailleurs.

Il faut convenir que d’environ quatre cent tragédies qu’on a données au théâtre, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d’amour, plus propre à la comédie qu’au genre tragique. C’est presque toujours la même pièce, le même nœud, formé par une jalousie & une rupture, & dénoué par un mariage ; c’est une coquetterie continuelle ; une simple comédie, où des princes sont acteurs, & dans laquelle il y a quelquefois du sang répandu pour la forme.

La plupart de ces pièces ressemblent si fort à des comédies, que les acteurs étaient parvenus, depuis quelque temps, à les réciter du ton dont ils jouent les pièces qu’on appelle du haut comique ; ils ont par là contribué à dégrader encore la Tragédie : la pompe & la magnificence de la déclamation ont été mise en oubli. On s’est piqué de réciter des vers comme de la prose, on n’a pas considéré qu’un langage au-dessus du langage ordinaire, doit être débité un ton au-dessus du ton familier. Et si quelques acteurs ne s’étaient heureusement corrigé de ces défauts, la tragédie ne serait bientôt, parmi nous, qu’une suite de conversations galantes, froidement récitées : aussi, n’y a-t-il pas encore longtemps que parmi les acteurs de toutes les troupes, les principaux rôles de la tragédie, n’étaient connus que sous le nom de l’amoureux & de l’amoureuse. Si un étranger avait demandé dans Athènes : Quel est votre meilleur acteur pour les amoureux dans Iphigénie, dans Hécube, dans les Héraclides, dans Œdipe & dans Électre ? On n’aurait pas même compris le sens d’une telle demande. La scène française s’est lavée de ce reproche par quelques tragédies, où l’amour est une passion furieuse & terrible, & vraiment digne du théâtre, & par d’autres où le nom d’amour n’est même pas prononcé. Jamais l’amour n’a fait verser tant de larmes que la nature. Le cœur n’est effleuré, pour l’ordinaire, des plaintes d’une amante ; mais il est profondément attendri de la douloureuse situation d’une mère, prête de perdre son fils ; c’est donc assurément par condescendance pour son ami, que Despréaux disait :

…de l’amour la sensible peinture,
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

La route de la nature est cent fois plus sûre, comme plus noble ; les morceaux les plus frappants d’Iphigénie, sont ceux où Climène défend sa fille, & non pas ceux où Achille défend son amante.

On a voulu donner dans Sémiramis un spectacle encore plus pathétique que dans Mérope ; on y a déployé tout l’appareil de l’ancien théâtre grec. Il serait triste après que nos grands maîtres ont surpassé les Grecs en tant de choses dans la tragédie, que notre nation ne pût les égaler dans la dignité de leurs représentations. Un des grands obstacles qui s’opposent sur notre théâtre, à toute action grande & pathétique, est la foule de spectateurs, confondue sur la scène avec les acteurs ; cette indécence se fit sentir particulièrement à la première représentation de Sémiramis. La principale actrice de Londres, qui était présente à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis de leurs plaisirs, pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de Sémiramis, & il pourrait aisément être supprimé pour jamais. Il ne faut pas s’y méprendre, un inconvénient tel que celui-là seul, a suffi pour priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre libre, propre pour l’action, & tel qu’il est chez toutes les autres nations de l’Europe.

Mais ce grand défaut n’est pas assurément le seul qui doivent être corrigé. Je ne peux pas assez m’étonner ni me plaindre du peu de soin qu’on a en France de rendre les théâtres dignes des excellents ouvrages qu’on y représente, & de la nation qui en fait ses délices. Cinna, Athalie, méritaient d’être représentés ailleurs que dans un jeu de paume, au bout duquel on a élevé quelques décorations de mauvais goût, & dans lequel les spectateurs sont placés contre tout ordre & contre toute raison, les uns debout, sur le théâtre même, les autres debout, dans ce qu’on appelle parterre, où ils sont gênés & pressés indécemment, & où ils se précipitent quelquefois en tumulte les uns sur les autres, comme dans une sédition populaire. On représente au fond du Nord, nos ouvrages dramatique dans des salles mille fois plus magnifiques, mieux entendues, & avec beaucoup plus de décence.

Que nous sommes loin, surtout de l’intelligence & du bon goût qui règne en ce genre dans presque toutes vos villes d’Italie ! Il est honteux de laisser subsister encore ces restes de barbarie dans une ville si grande, si peuplée, si opulente & si polie. La dixième partie de ce que nous dépensons tous les jours en bagatelles aussi magnifiques qu’inutiles & peu durables, suffirait pour élever des monuments publics en tous genres, pour rendre Paris aussi magnifique qu’il est riche & peuplé, & pour égaler un jour à Rome, qui est notre modèle en tant de choses. C’était un des projets immortels de Colbert. J’ose me flatter qu’on pardonnera cette petite digression à mon amour pour les arts & pour ma patrie. Et que peut-être même un jour elle inspirera aux magistrats qui sont à la tête de cette ville, la noble envie d’imiter les magistrats d’Athènes & de Rome, & ceux de l’Italie moderne.

Un théâtre construit selon les règles tout être très vaste ; il doit représenter une partie d’une place publique, le péristyle d’un palais, l’entrée d’un temple. Il doit être fait de sorte qu’un personnage vie par les spectateurs, puisse ne l’être point par les autres personnages selon le besoin. Il doit en imposer aux yeux qu’il faut toujours séduire les premiers. Il doit être susceptible de la pompe la plus majestueuse. Tous les spectateurs doivent voir & entendre également, en quelque endroit qu’ils soient placés. Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène étroite au milieu d’un foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que de longues conversations ; tout action théâtrale est souvent manquée & ridicule. Cet abus subsiste comme tant d’autres, par la raison qu’il est établi, & parce qu’on jette rarement sa maison par terre quoi qu’on sache qu’elle est mal tournée. Un abus public n’est jamais corrigé qu’à la dernière extrémité. Au reste, quand je parle d’une action théâtrale, je parle d’un appareil, d’une cérémonie, d’une assemblée, d’un événement nécessaire à la pièce ; & non pas de ces vains spectacles plus puériles que pompeux, de ces ressources du décorateur qui suppléent à la stérilité du poète, & qui amusent les yeux, quand on ne fait pas parler aux oreilles & à l’âme. J’ai vu à Londres une pièce où l’on représentait le couronnement du roi d’Angleterre, dans toute l’exactitude possible. Un chevalier armé de toutes pièces entrait à cheval sur le théâtre. J’ai quelquefois entendu dire à des étrangers : Ah ! le bel opéra que nous avons eu ; on y voyait passer au galop plus de deux cent gardes. Ces gens-là ne savaient pas que quatre beaux vers valent mieux dans une pièce qu’un régiment de cavalerie. Nous avons à Paris une troupe comique étrangère, qui ayant rarement de bons ouvrages à représenter, donne sur le théâtre des feux d’artifice. Il y a longtemps qu’Horace, l’homme de l’antiquité qui avait le plus de goût, a condamné ces sottises qui leurrent le peuple.

Esseda festinant, pilenta, petorrita, naves ;
Cpativum portatur ebur, captiva Corinthis,
Si foret in terris, rideret Democritus ;
Spectaret populum ludis attentius ipsis.

TROISIEME PARTIE.

De Sémiramis

[…]

Je pourrais, surtout, appliquer à la tragédie de Sémiramis la morale par laquelle Euripide finit son Alceste, pièce dans laquelle le merveilleux règne bien davantage. Que les Dieux emploient des moyens étonnants pour exécuter leurs éternels décrets ! Que les grands événements qu’ils ménagent surpassent les idées des mortels !

Enfin, MONSEIGNEUR, c’est uniquement parce que cet ouvrage respire la morale la plus pure, & même la plus sévère, que je le présente à votre Éminence. La véritable tragédie est l’école de la vertu ; et la seule différence qui soit entre le théâtre épuré & les livres de morale, c’est que l’instruction se trouve dans la tragédie toute en action ; c’est qu’elle y est intéressante, & qu’elle se montre relevée des charmes d’un art qui ne fut inventé autrefois que pour instruire la terre, & pour bénir le ciel, & qui, par cette raison, fut appelé le langage des Dieux. Vous qui joignez ce grand art à tant d’autres, vous me pardonnez, sans doute, le long détail où je suis entré, sur des choses qui n’avaient pas peut-être été encore tout à fait éclaircies, & qui le seraient, si votre Éminence daignait me communiquer ses lumières sur l’antiquité, dont elle a une si profonde connaissance.

Voltaire

Monseigneur
Première partie
Seconde partie
Troisième partie


Chronologie et discographie des Ballets et Opéras français
French operas and ballets Chronology and Discography