TRAGÉDIE,
(Poésie dramatique) représentation d'une action héroïque dont
l'objet est d'exciter la terreur & la compassion.
Nous avons dans cette matière deux guides célèbres, Aristote
& le grand Corneille, qui nous éclairent & nous montrent
la route.
Le premier ayant pour principal objet dans sa poétique, d'expliquer
la nature & les règles de la tragédie, suit son génie philosophique
; il ne considère que l'essence des êtres, & les propriétés
qui en découlent. Tout est plein chez lui de définitions &
de divisions.
De son côté Pierre Corneille ayant pratiqué l'art pendant quarante
ans, & examiné en philosophe ce qui pouvait y plaire ou
y déplaire ; ayant percé par l'essor de son génie les obstacles
de plusieurs matières rebelles, & observé en métaphysicien
la route qu'il s'était frayée, & les moyens par où il avait
réussi : enfin ayant mis au creuset de la pratique toutes ses
réflexions, & les observations de ceux qui étaient venus
avant lui, il mérite bien qu'on respecte ses idées & ses
décisions, ne fussent-elles pas toujours d'accord avec celles
d'Aristote. Celui-ci après tout, n'a connu que le théâtre d'Athènes
; & s'il est vrai que les génies les plus hardis dans leurs
spéculations sur les arts ne vont guère au-delà des modèles
même que les artistes inventeurs leur ont fournis, le philosophe
grec n'a dû donner que le beau idéal du théâtre athénien.
D'un autre côté cependant, s'il est de fait que lorsqu'un nouveau
genre, comme une sorte de phénomène, paraît dans la littérature,
& qu'il a frappé vivement les esprits, il est bientôt porté
à sa perfection, par l'ardeur des rivaux que la gloire aiguillonne
: on pourrait croire que la tragédie était déjà parfaite chez
les poètes grecs, qui ont servi de modèles aux règles d'Aristote,
& que les autres qui sont venus après, n'ont pu y ajouter
que des raffinements capables d'abâtardir ce genre, en voulant
lui donner un air de nouveauté.
Enfin une dernière raison qui peut diminuer l'autorité du poète
français, c'est que lui-même était auteur ; & on a observé
que tous ceux qui ont donné des règles après avoir fait des
ouvrages, quelque courage qu'ils aient eu, n'ont été, quoiqu'on
en puisse dire, que des législateurs timides. Semblables au
père dont parle Horace, ou à l'amant d'Agna, ils prennent quelquefois
les défauts mêmes pour des agréments ; ou s'ils les reconnaissent
pour des défauts, ils n'en parlent qu'en les désignant par des
noms qui approchent fort de ceux de la vertu.
Quoi qu'il en soit, je me borne à dire que la tragédie est la
représentation d'une action héroïque. Elle est héroïque, si
elle est l'effet de l'âme portée à un degré extraordinaire jusqu'à
un certain point. L'héroïsme est un courage, une valeur, une
générosité qui est au-dessus des âmes vulgaires. C'est Héraclius
qui veut mourir pour Martian, c'est Pulchérie qui dit à l'usurpateur
Phocas, avec une fierté digne de sa naissance :
Tyran, descends du trône, & fais place à ton maître.
Les vices entrent dans l'idée de cet héroïsme dont nous parlons.
Un statuaire peut figurer un Néron de huit pieds ; de même un
poète peut le peindre, sinon comme un héros, du moins comme
un homme d'une cruauté extraordinaire, & si l'on me permet
ce terme, en quelque sorte héroïque ; parce qu'en général
les vices sont héroïques, quand ils ont pour principe quelque
qualité qui suppose une hardiesse & une fermeté peu commune ;
telle est la hardiesse de Catilina, la force de Médée, l'intrépidité
de Cléopâtre dans Rodogune.
L'action est héroïque ou par elle-même, ou par le caractère
de ceux qui la font. Elle est héroïque par elle-même, quand
elle a un grand objet ; comme l'acquisition d'un trône, la punition
d'un tyran. Elle est héroïque par le caractère de ceux qui la
font, quand ce sont des rois, des princes qui agissent, ou contre
qui on agit. Quand l'entreprise est d'un roi, elle s'élève,
s'anoblit par la grandeur de la personne qui agit. Quand elle
est contre un roi, elle s'anoblit par la grandeur de celui qu'on
attaque.
La première qualité de l'action tragique est donc qu'elle soit
héroïque. Mais ce n'est point assez : elle doit être encore
de nature à exciter la terreur & la pitié ; c'est ce qui
fait sa différence, & qui la rend proprement tragique.
L'épopée traite une action héroïque aussi bien que la tragédie
; mais son principal but étant d'exciter la terreur & l'admiration,
elle ne remue l'âme que pour l'élever peu à peu. Elle ne connaît
point ces secousses violentes, & ces frémissements du théâtre
qui forment le vrai tragique.
La
Grèce fut le berceau de tous les arts ; c'est par conséquent
chez elle qu'il faut aller chercher l'origine de la poésie dramatique.
Les Grecs nés la plupart avec un génie heureux, ayant le goût
naturel à tous les hommes, de voir des choses extraordinaires,
étant dans cette espèce d'inquiétude qui accompagne ceux qui
ont des besoins, & qui cherchent à les remplir, durent faire
beaucoup de tentatives pour trouver le dramatique. Ce ne fut
cependant pas à leur génie ni à leurs recherches qu'ils en furent
redevables.
Tout le monde convient que les fêtes de Bacchus en occasionnèrent
la naissance. Le dieu de la vendange & de la joie avait
des fêtes, que tous ses adorateurs célébraient à l'envi, les
habitants de la campagne, & ceux qui demeuraient dans les
villes. On lui sacrifiait un bouc, & pendant le sacrifice,
le peuple & les prêtres chantaient en choeur à la gloire
de ce dieu, des hymnes, que la qualité de la victime fit nommer
tragédie ou chant du bouc. Ces chants ne se renfermaient pas
seulement dans les temples ; on les promenait dans les bourgades.
On traînait un homme travesti en Silène, monté sur un âne ;
& on suivait en chantant & en dansant. D'autres barbouillés
de lie se perchaient sur des charrettes, & fredonnaient
le verre à la main, les louanges du dieu des buveurs. Dans cette
esquisse grossière, on voit une joie licencieuse, mêlée de culte
& de religion : on y voit du sérieux & du folâtre, des
chants religieux & des airs bachiques, des danses &
des spectacles. C'est de ce chaos que sortit la poésie dramatique.
Ces
hymnes n'étaient qu'un chant lyrique, tel qu'on le voit décrit
dans l'Enéide ; où Virgile a, selon toute apparence, peint les
sacrifices du roi Evandre, d'après l'idée qu'on avait de son
temps des choeurs des anciens. Une portion du peuple (les vieillards,
les jeunes gens, les femmes, les filles, selon la divinité dont
on faisait la fête), se partageait en deux rangs, pour chanter
alternativement les différents couplets, jusqu'à ce que l'hymne
fût fini. Il y en avait où les deux rangs réunis, & même
tout le peuple chantait ensemble, ce qui faisait quelque variété.
Mais comme c'était toujours du chant, il y régnait une sorte
de monotonie, qui à la fin endormait les assistants.
Pour jeter plus de variété, on crut qu'il ne serait pas hors
de propos d'introduire un acteur qui fît quelque récit. Ce fut
Thespis qui essaya cette nouveauté. Son acteur qui apparemment
raconta d'abord les actions qu'on attribuait à Bacchus, plut
à tous les spectateurs ; mais bientôt le poète prit des sujets
étrangers à ce dieu, lesquels furent approuvés du plus grand
nombre. Enfin ce récit fut divisé en plusieurs parties, pour
couper plusieurs fois le chant, & augmenter le plaisir de
la variété.
Mais comme il n'y avait qu'un seul acteur, cela ne suffisait
pas ; il en fallait un second pour constituer le drame,
& faire ce qu'on appelle dialogue : cependant le premier
pas était fait, & c'était beaucoup.
Eschyle profita de l'ouverture qu'avait donnée Thespis, &
forma tout d'un coup le drame héroïque, ou la tragédie. Il y
mit deux acteurs au lieu d'un ; il leur fit entreprendre
une action dans laquelle il transporta tout ce qui pouvait lui
convenir de l'action épique ; il y mit exposition, noeuds,
efforts, dénouement, passions, & intérêt : dès qu'il
avait saisi l'idée de mettre l'épique en spectacle, le reste
devait venir aisément ; il donna à ses acteurs des caractères,
des moeurs, une élocution convenable ; & le choeur qui dans
l'origine avait été la base du spectacle, n'en fut plus que
l'accessoire, & ne servit que d'intermède à l'action, de
même qu'autrefois l'action lui en avait servi.
L'admiration était la passion produite par l'épopée. Pour sentir
que la terreur & la pitié étaient celles qui convenaient
à la tragédie, ce fut assez de comparer une pièce où ces passions
se trouvassent, avec quelque autre pièce qui produisît l'horreur,
la frayeur, la haine, ou l'admiration seulement ; la moindre
réflexion fut le sentiment éprouvé, & même sans cela, les
larmes & les applaudissements des spectateurs, suffirent
aux premiers poètes tragiques, pour leur faire connaître quels
étaient les sujets vraiment faits pour leur art, & auxquels
ils devaient donner la préférence ; & probablement
Eschyle en fit l'observation dès la première fois que le cas
se présenta.
Voilà
quelle fut l'origine & la naissance de la tragédie ; voyons
ses progrès, & les différents états par où elle a passé,
en suivant le goût & le génie des auteurs & des peuples.
Eschyle donne à la tragédie un air gigantesque, des traits
durs, une démarche fougueuse ; c'était la tragédie naissante
bien conformée dans toutes ses parties, mais encore destituée
de cette politesse que l'art & le temps ajoutent aux inventions
nouvelles : il fallait la ramener à un certain vrai, que
les poètes sont obligés de suivre jusque dans leurs fictions.
Ce fut le partage de Sophocle.
Sophocle né heureusement pour ce genre de poésie, avec
un grand fond de génie, un goût délicat, une facilité merveilleuse
pour l'expression, réduisit la muse tragique aux règles de la
décence & du vrai ; elle apprit à se contenter d'une
marche noble & assurée, sans orgueil, sans faste, sans cette
fierté gigantesque qui est au-delà de ce qu'on appelle héroïque ;
il sut intéresser le coeur dans toute l'action, travailla les
vers avec soin ; en un mot il s'éleva par son génie &
par son travail, au point que ses ouvrages sont devenus l'exemple
du beau & le modèle des règles. C'est aussi le modèle de
l'ancienne Grèce, que la philosophie moderne approuve davantage.
Il finit ses jours à l'âge de 90 ans, dans le cours desquels
il avait remporté dix-huit fois le prix sur tous ses concurrents.
On dit que le dernier qui lui fut adjugé pour sa dernière tragédie,
le fit mourir de joie. Son Oedipe est une des plus belles pièces
qui ait jamais paru, & sur laquelle on peut juger du vrai
tragique.
Euripide s'attacha d'abord aux philosophes : il
eut pour maître Anaxagore ; aussi toutes ses pièces sont-elles
remplies de maximes excellentes pour la conduite des moeurs ;
Socrate ne manquait jamais d'y assister, quand il en donnait
de nouvelles ; il est tendre, touchant, vraiment tragique,
quoique moins élevé & moins vigoureux que Sophocle ;
il ne fut cependant couronné que cinq fois ; mais l'exemple
du poète Ménandre, à qui on préféra sans cesse un certain Philémon,
prouve que ce n'était pas toujours la justice qui distribuait
les couronnes. Il mourut avant Sophocle : des chiens furieux
le déchirèrent à l'âge de soixante & quinze ans ; il
composa soixante & quinze tragédies.
En
général, la tragédie des Grecs est simple, naturelle, aisée
à suivre, peu compliquée ; l'action se prépare, se noue,
se développe sans effort ; il semble que l'art n'y ait
que la moindre part ; & par-là même, c'est le chef-d'oeuvre
de l'art & du génie.
Oedipe, dans Sophocle, paraît un homme ordinaire ; ses
vertus & ses vices n'ont rien qui soit d'un ordre supérieur.
Il en est de même de Créon & de Jocaste. Tirésie parle avec
fierté, mais simplement & sans enflure. Bien loin d'en faire
un reproche aux Grecs, c'est un mérite réel que nous devons
leur envier.
Souvent nous étalons des morceaux pompeux, des caractères d'une
grandeur plus qu'humaine, pour cacher les défauts d'une pièce
qui, sans cela, aurait peu de beauté. Nous habillons richement
Hélène, les Grecs savaient la peindre belle ; ils avoient
assez de génie pour conduire une action, & l'étendre dans
l'espace de cinq actes, sans y jeter rien d'étranger, ni sans
y laisser aucun vide ; la nature leur fournissait abondamment
tout ce dont ils avoient besoin : & nous, nous sommes
obligés d'employer l'art, de chercher, de faire venir une matière
qui souvent résiste : & quand les choses, quoique forcées,
sont à-peu-près assorties, nous osons dire quelquefois :
"il y a plus d'art chez nous que chez les Grecs, nous avons
plus de génie qu'eux, & plus de force".
Chaque acte est terminé par un chant lyrique, qui exprime les
sentiments qu'a produits l'acte qu'on a vu, & qui dispose
à ce qui suit. Racine a imité cet usage dans Esther & dans
Athalie.
Ce
qui nous reste des tragiques latins, n'est point digne d'entrer
en comparaison avec les Grecs.
Sénèque a traité le sujet d'Oedipe, après Sophocle :
la fable de celui-ci est un corps proportionné & régulier :
celle du poète latin est un colosse monstrueux, plein de superfétations :
on pourrait y retrancher plus de huit cent vers, dont l'action
n'a pas besoin ; sa pièce est presque le contre-pied de
celle de Sophocle d'un bout à l'autre. Le poète grec ouvre la
scène par le plus grand de tous les tableaux. Un roi à la porte
de son palais, tout un peuple gémissant, des autels dressés
partout dans la place publique, des cris de douleurs. Sénèque
présente le roi qui se plaint à sa femme, comme un rhéteur l'aurait
fait du temps de Sénèque même. Sophocle ne dit rien qui ne soit
nécessaire, tout est nerf chez lui, tout contribue au mouvement.
Sénèque est partout surchargé, accablé d'ornements ; c'est une
masse d'embonpoint qui a des couleurs vives, & nulle action.
Sophocle est varié naturellement ; Sénèque ne parle que
d'oracles, que de sacrifices symboliques, que d'ombres évoquées.
Sophocle agit plus qu'il ne parle, il ne parle même que pour
l'action ; & Sénèque n'agit que pour parler & haranguer ;
Tirésie, Jocaste, Créon, n'ont point de caractère chez lui ;
Oedipe même n'y est point touchant. Quand on lit Sophocle, on
est affligé ; quand on lit Sénèque, on a horreur de ses
descriptions, on est dégoûté & rebuté de ses longueurs.
Passons quatorze siècles, & venons tout d'un coup au grand
Corneille, après avoir dit un mot de trois autres tragiques
qui le précédèrent dans cette carrière.
Jodelle (Etienne), né à Paris en 1532, mort en 1573,
porta le premier sur le théâtre français, la forme de la tragédie
grecque, & fit reparaître le choeur antique, dans ses deux
pièces de Cléopâtre & de Didon ; mais combien ce poète
resta-t-il au-dessous des grands maîtres qu'il tâcha d'imiter ?
il n'y a chez lui que beaucoup de déclamation, sans action,
sans jeu, & sans règles.
Garnier (Robert), né à la Ferté-Bernard, au Maine, en
1534, mort vers l'an 1595, marcha sur les traces de Jodelle,
mais avec plus d'élévation dans ses pensées, & d'énergie
dans son style. Ses tragédies firent les délices des gens de
lettres de son temps, quoiqu'elles soient languissantes &
sans action.
Hardy (Alexandre) qui vivait sous Henri IV. & qui
passait pour le plus grand poète tragique de la France, ne mérita
ce titre que par sa fécondité étonnante. Outre qu'il connaissait
mal les règles de la scène, & qu'il violait d'ordinaire
l'unité de lieu, ses vers sont durs, & ses compositions
grossières : enfin voici la grande époque du théâtre français,
qui prit naissance sous Pierre Corneille.
Ce génie sublime, qu'on eût appelé tel dans les plus beaux jours
d'Athènes & de Rome, franchit presque tout à-coup les nuances
immenses qu'il y avait entre les essais informes de son siècle,
& les productions les plus accomplies de l'art ; les
stances tenaient à-peu-près la place des choeurs, mais Corneille
à chaque pas faisait des découvertes. Bientôt il n'y eut plus
de stances ; la scène fut occupée par le combat des passions
nobles, les intrigues, les caractères, tout eut de la vraisemblance ;
les unités reparurent, & le poème dramatique eut de l'action,
des mouvements, des situations, des coups de théâtre. Les événements
furent fondés, les intérêts ménagés, & les scènes dialoguées.
Cet homme rare était né pour créer la poésie théâtrale, si elle
ne l'eût pas été avant lui. Il réunit toutes les parties ;
le tendre, le touchant, le terrible, le grand, le sublime ;
mais ce qui domine sur toutes ces qualités, & qui les embrasse
chez lui, c'est la grandeur & la hardiesse. C'est le génie
qui fait tout en lui, qui a créé les choses & les expressions ;
il a par tout une majesté, une force, une magnificence, qu'aucun
de nos poètes n'a surpassé.
Avec ces grands avantages, il ne devait pas s'attendre à des
concurrents ; il n'en a peut-être pas encore eu sur notre
théâtre, pour l'héroïsme ; mais il n'en a pas été de même
du côté des succès. Une étude réfléchie des sentiments des hommes,
qu'il fallait émouvoir, vint inspirer un nouveau genre à Racine,
lorsque Corneille commençait à vieillir. Ce premier avait pour
ainsi dire rapproché les passions des anciens, des usages de
sa nation ; Racine, plus naturel, mit au jour des pièces
toutes françaises ; guidé par cet instinct national qui
avait fait applaudir les romances, la cour d'amour, les carrousels,
les tournois en l'honneur des dames, les galanteries respectueuses
de nos pères ; il donna des tableaux délicats de la vérité
de la passion qu'il crut la plus puissante sur l'âme des spectateurs
pour lesquels il écrivait.
Corneille avait cependant connu ce genre, & sembla ne vouloir
pas y donner son attache ; mais M. Racine, né avec la délicatesse
des passions, un goût exquis, nourri de la lecture des beaux
modèles de la Grèce, accommoda la tragédie aux moeurs de son
siècle & de son pays. L'élévation de Corneille était un
monde où beaucoup de gens ne pouvaient arriver. D'ailleurs ce
poète avait des défauts ; il y avait chez lui de vieux
mots, des discours quelquefois embarrassés, des endroits qui
sentaient le déclamateur. Racine eut le talent d'éviter ces
petites fautes : toujours élégant, toujours exact, il joignait
le plus grand art au génie, & se servait quelquefois de
l'un pour remplacer l'autre : cherchant moins à élever
l'âme qu'à la remuer, il parut plus aimable, plus commode, &
plus à la portée de tout spectateur. Corneille est, comme quelqu'un
l'a dit, un aigle qui s'élève au-dessus des nues, qui regarde
fixement le soleil, qui se plaît au milieu des éclairs &
de la foudre. Racine est une colombe qui gémit dans des bosquets
de myrte, au milieu des roses. Il n'y a personne qui n'aime
Racine ; mais il n'est pas accordé à tout le monde d'admirer
Corneille autant qu'il le mérite.
L'histoire de la tragédie françoise ne finit point ici ; mais
c'est à la postérité qu'il appartiendra de la continuer.
Les
Anglais avoient déjà un théâtre, aussi bien que les Espagnols,
quand les François n'avoient encore que des tréteaux : Shakespeare
(Guillaume) fleurissait à-peu-près dans le temps de Lopez de
Véga, & mérite bien que nous nous arrêtions sur son caractère,
puisqu'il n'a jamais eu de maître, ni d'égal.
Il naquit en 1564, à Stratford dans le comté de Warwick, &
mourut en 1616. Il créa le théâtre anglais par un génie plein
de naturel, de force, & de fécondité, sans aucune connaissance
des règles : on trouve dans ce grand génie, le fonds inépuisable
d'une imagination pathétique & sublime, fantasque &
pittoresque, sombre & gaie, une variété prodigieuse de caractères,
tous si bien contrastés, qu'ils ne tiennent pas un seul discours
que l'on pût transporter de l'un à l'autre ; talents personnels
à Shakespeare, & dans lesquels il surpasse tous les poètes
du monde : il y a de si belles scènes, des morceaux si
grands & si terribles, répandus dans ses pièces tragiques,
d'ailleurs monstrueuses, qu'elles ont toujours été jouées avec
le plus grand succès. Il était si bien né avec toutes les semences
de la poésie, qu'on peut le comparer à la pierre enchâssée dans
l'anneau de Pyrrhus, qui, à ce que nous dit Pline, représentait
la figure d'Apollon, avec les neuf muses, dans ces veines que
la nature y avait tracées elle-même, sans aucun secours de l'art.
Non seulement il est le chef des poètes dramatiques anglais,
mais il passe toujours pour le plus excellent ; il n'eut ni
modèles ni rivaux, les deux sources de l'émulation, les deux
principaux aiguillons du génie. La magnificence ou l'équipage
d'un héros ne peut donner à Brutus la majesté qu'il reçoit de
quelques lignes de Shakespeare ; doué d'une imagination
également forte & riche, il peint tout ce qu'il voit, &
embellit presque tout ce qu'il peint. Dans les tableaux de l'Albane,
les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec
plus de grâces, que Shakespeare en donne à ceux qui font le
cortège de Cléopâtre, dans la description de la pompe avec laquelle
cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydnus.
Ce qui lui manque, c'est le choix. Quelquefois en lisant ses
pièces on est surpris de la sublimité de ce vaste génie, mais
il ne laisse pas subsister l'admiration. A des portraits où
règnent toute l'élévation & toute la noblesse de Raphaël,
succèdent de misérables tableaux dignes des peintres de taverne.
Il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet,
prince de Danemark, dans le troisième acte de la tragédie de
ce nom : on connaît la belle traduction libre que M. de
Voltaire a fait de ce morceau.
To
be, or not to be ! that is a question, &c.
Demeure, il faut choisir, & passer à l'instant,
De la vie à la mort, ou de l'être au néant.
Dieux cruels, s'il en est, éclairez mon courage ;
Faut il vieillir courbé sous la main qui m'outrage,
Supporter ou finir mon malheur & mon sort ?
Qui suis-je ? qui m'arrête ? & qu'est-ce que la mort ?
C'est la fin de nos maux, c'est mon unique asile ;
Après de longs transports c'est un sommeil tranquille ;
On s'endort, & tout meurt, mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace ; on dit que cette courte vie,
De tourments éternels est aussitôt suivie.
O mort ! moment fatal ! affreuse éternité,
Tout coeur à ton seul nom se glace épouvanté !
Eh ! qui pourrait sans toi supporter cette vie :
De nos prêtres menteurs bénir l'hypocrisie :
D'une indigne maîtresse encenser les erreurs :
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs :
Et montrer les langueurs de son âme abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort serait trop douce en ces extrémités,
Mais le scrupule parle & nous crie arrêtez ;
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d'un héros guerrier fait un chrétien timide.
L'ombre d'Hamlet paraît, & porte la terreur sur la scène,
tant Shakespeare possédait le talent de peindre : c'est par-là
qu'il sut toucher le faible superstitieux de l'imagination des
hommes de son temps, & réussir en de certains endroits où
il n'était soutenu que par la seule force de son propre génie.
Il y a quelque chose de si bizarre, & avec cela de si grave
dans les discours de ses fantômes, de ses fées, de ses sorciers,
& de ses autres personnages chimériques, qu'on ne saurait
s'empêcher de les croire naturels, quoique nous n'ayons aucune
règle fixe pour en bien juger, & qu'on est contraint d'avouer,
que s'il y avait de tels êtres au monde, il est fort probable
qu'ils parleraient & agiraient de la manière dont il les
a représentés. Quant à ses défauts, on les excusera sans doute,
si l'on considère que l'esprit humain ne peut de tous côtés
franchir les bornes que le ton du siècle, les moeurs & les
préjugés opposent à ses efforts.
Les ouvrages dramatiques de ce poète parurent pour la premiere
fois tous ensemble en 1623 in folio & depuis Mrs. Rowe,
Pope, Théobald, & Warburthon, en ont donné à l'envi de nouvelles
éditions. On doit lire la préface que M. Pope a mise au-devant
de la sienne sur le caractère de l'auteur. Elle prouve que ce
grand génie, nonobstant tous ses défauts, mérite d'être mis
au-dessus de tous les écrivains dramatiques de l'Europe. On
peut considérer ses ouvrages, comparés avec d'autres plus polis
& plus réguliers, comme un ancien bâtiment majestueux d'architecture
gothique, comparé avec un édifice moderne d'une architecture
régulière ; ce dernier est plus élégant, mais le premier
a quelque chose de plus grand. Il s'y trouve assez de matériaux
pour fournir à plusieurs autres édifices. Il y règne plus de
variété, & les appartements sont bien plus vastes, quoiqu'on
y arrive souvent par des passages obscurs, bizarrement ménagés,
& désagréables. Enfin tout le corps inspire du respect,
quoique plusieurs des parties soient de mauvais goût, mal disposées,
& ne répondent pas à sa grandeur.
Il est bon de remarquer qu'en général c'est dans les morceaux
détachés que les tragiques anglais ont le plus excellé. Leurs
anciennes pièces dépourvues d'ordre, de décence, & de vraisemblance,
ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Leur style
est trop ampoulé, trop rempli de l'enflure asiatique, mais aussi
il faut avouer que les échasses du style figuré sur lesquelles
la langue anglaise est guindée dans le tragique, élèvent l'esprit
bien haut, quoique par une marche irrégulière.
Johnson (Benjamin), suivit de près Shakespeare, &
se montra un des plus illustres dramatiques anglais du dix-septième
siècle. Il naquit à Westminster vers l'an 1575, & eut Cambden
pour maître ; mais sa mère qui s'était remariée à un maçon,
l'obligea de prendre le métier de son beau-père ; il travailla
par indigence aux bâtiments de Lincoln'Inn, avec la truelle
à la main & un livre en poche. Le goût de la poésie l'emporta
bientôt sur l'équerre ; il donna des ouvrages dramatiques, se
livra tout entier au théâtre, & Shakespeare le protégea.
Il fit représenter, en 1601, une tragédie intitulée la Chute
de Séjan. Si l'on m'objecte, dit-il dans sa préface, que ma
pièce n'est pas un poème selon les règles du temps, je l'avoue ;
il y manque même un choeur convenable, qui est la chose la plus
difficile à mettre en oeuvre. De plus, il n'est ni nécessaire,
ni possible d'observer aujourd'hui la pompe ancienne des poèmes
dramatiques, vu le caractère des spectateurs. Si néanmoins,
continue-t-il, j'ai rempli les devoirs d'un acteur tragique,
tant pour la vérité de l'histoire & la dignité des personnages,
que pour la gravité du style, & la force des sentiments,
ne m'imputez pas l'omission de ces accessoires, par rapport
auxquels (sans vouloir me vanter), je suis mieux en état de
donner des règles, que de les négliger faute de les connaître.
En 1608 il mit au jour la Conjuration de Catilina ; je
ne parle pas de ses comédies qui lui acquirent beaucoup de gloire.
De l'aveu des connaisseurs, Shakespeare & Johnson, sont
les deux plus grands dramatiques dont l'Angleterre puisse se
vanter. Le dernier a donné d'aussi bonnes règles pour perfectionner
le théâtre que celles de Corneille. Le premier devait tout au
prodigieux génie naturel qu'il avait ; Johnson devait beaucoup
à son art & à son savoir, il est vrai que l'un & l'autre
sont auteurs d'ouvrages indignes d'eux, avec cette différence
néanmoins, que dans les mauvaises pièces de Johnson, on ne trouve
aucuns vestiges de l'auteur du Renard & du Chimiste, au
lieu que dans les morceaux les plus bizarres de Shakespeare,
vous trouverez çà & là des traces qui vous font reconnaître
leur admirable auteur. Johnson avait au-dessus de Shakespeare
une profonde connaissance des anciens ; & il y puisait
hardiment. Il n'y a guère de poète ou d'historiens romains des
tems de Séjan & de Catilina qu'il n'ait traduit dans les
deux tragédies, dont ces deux hommes lui ont fourni le sujet ;
mais il s'empare des auteurs en conquérant, & ce qui serait
larcin dans d'autres poètes, est chez lui victoire & conquête.
Il mourut le 16 Août 1637, & fut enterré dans l'abbaye de
Westminster ; on mit sur son tombeau cette épitaphe courte,
& qui dit tant de choses. O rare Ben Johnson.
Otway (Thomas), né dans la province de Sussex en 1651,
mourut en 1685, à l'âge de 34 ans. Il réussit admirablement
dans la partie tendre & touchante ; mais il y a quelque
chose de trop familier dans les endroits qui auraient dû être
soutenus par la dignité de l'expression. Venise sauvée &
l'Orpheline, sont ses deux meilleures tragédies. C'est dommage
qu'il ait fondé la première sur une intrigue si vicieuse, que
les plus grands caractères qu'on y trouve, sont ceux de rebelles
& de traîtres. Si le héros de sa pièce avait fait paraître
autant de belles qualités pour la défense de son pays qu'il
en montre pour sa ruine, on n'aurait trop pu l'admirer. On peut
dire de lui ce qu'un historien romain dit de Catilina, que sa
mort aurait été glorieuse, si pro patria sic concidisset. Otway
possédait parfaitement l'art d'exprimer les passions dans le
tragique, & de les peindre avec une simplicité naturelle ;
il avait aussi le talent d'exciter quelquefois les plus vives
émotions. Mademoiselle Barry, fameuse actrice, qui faisait le
rôle de Monime dans l'Orpheline, ne prononçait jamais sans verser
des larmes ces trois mots : ah, pauvre Castalio ! Enfin
Beviledere me trouble, & Monime m'attendrit toujours : ainsi
la terreur s'empare de l'âme, & l'art fait couler des pleurs
honnêtes.
Congreve (Guillaume), né en Irlande en 1672, & mort
à Londres en 1729, fit voir le premier sur le théâtre anglais,
avec beaucoup d'esprit, toute la correction & la régularité
qu'on peut désirer dans le dramatique ; on en trouvera
la preuve dans toutes ses pièces, & en particulier dans
sa belle tragédie, l'Epouse affligée, The Mourning bride.
Rowe (Nicolas), naquit en Devonshire en 1673, & mourut
à Londres en 1718, à 45 ans, & fut enterré à Westminster,
vis-à-vis de Chaucer. Il se fit voir aussi régulier que Congrève
dans ses tragédies. Sa première pièce, l'Ambitieuse belle-mère,
mérite toutes sortes de louanges par la pureté de la diction,
la justesse des caractères, & la noblesse des sentiments :
mais celle de ses tragédies, dont il faisait le plus de cas,
& qui fut aussi la plus estimée, était son Tamerlan. Il
règne dans toutes ses pièces un esprit de vertu & d'amour
pour la patrie qui font honneur à son coeur ; il saisit en particulier
toutes les occasions qui se présentent de faire servir le théâtre
à inspirer les grands principes de la liberté civile.
Il est temps de parler de l'illustre Addison ; son Caton
d'Utique est le plus grand personnage, & sa pièce est la
plus belle qui soit sur aucun théâtre. C'est un chef-d'oeuvre
pour la régularité, l'élégance, la poésie & l'élévation
des sentiments. Il parut à Londres en 1713, & tous les partis
quoique divisés & opposés s'accordèrent à l'admirer. La
reine Anne désira que cette pièce lui fût dédiée ; mais l'auteur
pour ne manquer ni à son devoir ni à son honneur, l'a mis au
jour sans dédicace. M. Dubos en traduisit quelques scènes en
françois. L'abbé Salvinien en a donné une traduction complète
italienne ; les jésuites anglais de Saint-Omer mirent cette
pièce en latin, & la firent représenter publiquement par
leurs écoliers. M. Sewell, docteur en médecine, & le chevalier
Steele l'ont embellie de remarques savantes & pleines de
goût.
Tout le caractère de Caton est conforme à l'histoire. Il excite
notre admiration pour un romain aussi vertueux qu'intrépide.
Il nous attendrit à la vue du mauvais succès de ses nobles efforts
pour le soutien de la cause publique. Il accroît notre indignation
contre César en ce que la plus éminente vertu se trouve opprimée
par un tyran heureux.
Les caractères particuliers sont distingués les uns des autres
par des nuances de couleur différente. Porcius & Marcus
ont leurs moeurs & leurs tempéraments ; & cette
peinture se remarque dans tout le cours de la pièce, par l'opposition
qui règne dans leurs sentiments, quoiqu'ils soient amis. L'un
est calme & de sang froid, l'autre est plein de feu &
de vivacité. Ils se proposent tous deux de suivre l'exemple
de leur père ; l'aîné le considère comme le défenseur de la
liberté ; le cadet le regarde comme l'ennemi de César ; l'un
imite sa sagesse, & l'autre son zèle pour Rome.
Le caractère de Juba est neuf ; il prend Caton pour modèle,
& il s'y trouve encore engagé par son amour pour Marcia ;
sa honte lorsque sa passion est découverte, son respect pour
l'autorité de Caton, son entretien avec Syphax touchant la supériorité
des exercices de l'esprit sur ceux du corps, embellissent encore
les traits qui le regardent.
La différence n'est pas moins sensiblement exposée entre les
caractères vicieux. Sempronius & Syphax sont tous deux lâches,
traîtres & hypocrites ; mais chacun à leur manière ;
la perfidie du romain & celle de l'africain sont aussi différentes
que leur humeur.
Lucius, l'opposé de Sempronius & ami de Caton, est d'un
caractère doux, porté à la compassion, sensible aux maux de
tous ceux qui souffrent, non par faiblesse, mais parce qu'il
est touché des malheurs auxquels il voit sa patrie en proie.
Les deux filles sont animées du même esprit que leur père ;
celle de Caton s'intéresse vivement pour la cause de la vertu ;
elle met un frein à une violente passion en réfléchissant à
sa naissance ; & par un artifice admirable du poète,
elle montre combien elle estimait son amant, à l'occasion de
sa mort supposée. Cet incident est aussi naturel qu'il était
nécessaire ; & il fait disparaître ce qu'il y aurait
eu dans cette passion de peu convenable à la fille de Caton.
D'un autre côté, Lucie d'un caractère doux & tendre, ne
peut déguiser ses sentiments, mais après les avoir déclarés,
la crainte des conséquences la fait résoudre à attendre le tour
que prendront les affaires, avant que de rendre son amant heureux.
Voilà le caractère timide & sensible de son père Lucius
; & en même temps son attachement pour Marcia l'engage aussi
avant que l'amitié de Lucius pour Caton.
Dans le dénouement qui est d'un ordre mixte, la vertu malheureuse
est abandonnée au hasard & aux dieux ; mais tous les
autres personnages vertueux sont récompensés.
Cette tragédie est trop connue pour entrer dans le détail de
ses beautés particulières. Le seul soliloque de Caton, acte
V. scène 1, fera toujours l'admiration des philosophes ; il
finit ainsi.
Let guilt or fear
Disturb man's rest : Cato knows neither of'em ;
Indifferent in his choice to sleep, or die.
"
Que le crime ou la crainte troublent le repos de l'homme, Caton
ne connaît ni l'une ni l'autre, indifférent dans son choix de
dormir ou de mourir. "
Addison nous plait par son bon goût & par ses peintures
simples. Lorsque Sempronius dit à Porcius qu'il serait au comble
du bonheur, si Caton son père voulait lui accorder sa soeur
Marcia, Porcius répond, acte I. scène 2 :
Alas ! Sempronius, wouldst thou
talk of love
To Marcia whilst her fathers life's in danger ?
Thou migh'st as well court the pale trembling vestal,
When she beholds the holy flamme expiring.
"Quoi Sempronius, voudriez-vous parler d'amour à Marcia,
dans le temps que la vie de son père est menacée ? Vous
pourriez aussi tôt entretenir de votre passion une vestale tremblante
& effrayée à la vue du feu sacré prêt à s'éteindre sur l'autel".
Que cette image est belle & bien placée dans la bouche d'un
romain ! C'est encore la majesté de la religion qui augmente
la noblesse de la pensée. L'idée est neuve, & cependant
si simple, qu'il paraît que tout le monde l'aurait trouvée.
Quant à l'intrigue d'amour de cette pièce, un de nos beaux génies,
grand juge en ces matières, la condamne en plus d'un endroit.
Addison, dit M. de Voltaire, eut la molle complaisance de plier
la sévérité de son caractère aux moeurs de son temps, &
gâta un chef-d'oeuvre pour avoir voulu lui plaire. J'ai cependant
bien de la peine à souscrire à cette décision. Il est vrai que
M. Addison reproduit sur la scène l'amour, sujet trop ordinaire
& usé ; mais il peint un amour digne d'une vierge romaine,
un amour chaste & vertueux, fruit de la nature & non
d'une imagination déréglée. Toute belle qu'est Porcia, c'est
le grand Caton que le jeune prince de Massinisse adore en sa
fille.
Les amants sont ici plus tendres & en même tems plus sages
que tous ceux qu'on avait encore introduits sur le théâtre.
Dans notre siècle corrompu il faut qu'un poète ait bien du talent
pour exciter l'admiration des libertins, & les rendre attentifs
à une passion qu'ils n'ont jamais ressentie, ou dont ils n'ont
emprunté que le masque.
"Ce chef-d'oeuvre dramatique qui a fait tant d'honneur
à notre pays & à notre langue (dit Steele), excelle peut-être
autant par les passions des amants que par la vertu du héros.
Du moins leur amour qui ne fait que les caractères du second
ordre, est plus héroïque que la grandeur des principaux caractères
de la plupart des tragédies". Je n'en veux pour preuve
que la réponse de Juba à Marcie, acte I. scène 5, lorsqu'elle
lui reproche avec dignité de l'entretenir de sa passion dans
un tems où le bien de la cause commune demandait qu'il fût occupé
d'autres pensées. Réplique-t-il comme Pyrrhus à Andromaque ?
Vaincu, chargé de fers, de regrets
consumé,
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d'ardeurs inquiètes...
Non
; mais en adorant la fille de Caton, il sait que pour être digne
d'elle, il doit remplir son devoir. Vos reproches, répond-il
à l'instant, sont justes, vertueuse Marcie, je me hâte d'aller
joindre nos troupes, &c. Et en effet il la quitte.
Thy
reproofs are just
Thou virtuous maid ; I'll hasten to my troops, &c.
Le
Caton français de M. des Champs est au Caton anglais ce qu'est
la Phèdre de Pradon à la Phèdre de Racine. Addison mourut en
1719, âgé de 47 ans, & fut enterré à Westminster. Outre
qu'il est un des plus purs écrivains de la Grande-Bretagne,
c'est le poète des sages.
Depuis Congreve & lui, les pièces du théâtre anglais sont
devenues plus régulières, les auteurs plus corrects & moins
hardis ; cependant les monstres brillants de Shakespeare
plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie poétique
des Anglais, dit M. de Voltaire, ressemble à un arbre touffu
planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, &
croissant inégalement avec force ; il meurt, si vous voulez
le tailler en arbre des jardins de Marly.
C'en est assez sur les illustres poètes tragiques des deux nations
rivales du théâtre ; mais comme il importe à ceux qui voudront
les imiter, de bien connaître le but de la tragédie, & de
ne pas se méprendre sur le choix des sujets & des personnages
qui lui conviennent, ils ne seront pas fâchés de trouver ici
là-dessus quelques conseils de M. l'abbé Dubos, parce
qu'ils sont propres à éclairer dans cette route épineuse. Nous
finirons par discuter avec lui si l'amour est l'essence de la
tragédie.
Ce qui nous engage à nous arrêter avec complaisance sur ce genre
de poème auquel préside Melpomène, c'est qu'il affecte bien
plus que la comédie. Il est certain que les hommes en général
ne sont pas autant émus par l'action théâtrale, qu'ils ne sont
pas aussi livrés au spectacle durant la représentation des comédies,
que durant celles des tragédies. Ceux qui font leur amusement
de la poésie dramatique, parlent plus souvent & avec plus
d'affection des tragédies que des comédies qu'ils ont vues ;
ils savent un plus grand nombre de vers des pièces de Corneille
& de Racine, que de celles de Molière. Enfin le public préfère
le rendez-vous qu'on lui donne pour le divertir en le faisant
pleurer, à celui qu'on lui présente pour le divertir en le faisant
rire.
La tragédie, suivant la signification qu'on donnait à ce mot,
est l'imitation de la vie & des discours des héros sujets
par leur élévation aux passions & aux catastrophes, comme
à revêtir les vertus les plus sublimes. Le poète tragique nous
fait voir les hommes en proie aux plus grandes agitations. Ce
sont des dieux injustes, mais tous puissants, qui demandent
qu'on égorge aux pieds de leurs autels une jeune princesse innocente.
C'est le grand Pompée, le vainqueur de tant de nations &
la terreur des rois d'Orient, massacré par de vils esclaves.
Nous ne reconnaissons pas nos amis dans les personnages du poète
tragique ; mais leurs passions sont plus impétueuses ;
& comme les lois ne sont pour ces passions qu'un frein très
faible, elles ont bien d'autres suites que les passions des
personnages du poète comique. Ainsi la terreur & la pitié
que la peinture des événements tragiques excite dans notre âme,
nous occupent plus que le rire & le mépris que les incidents
des comédies produisent en nous.
Le but de la tragédie étant d'exciter la terreur & la compassion,
il faut d'abord que le poète tragique nous fasse voir des personnages
également aimables & estimables, & qu'ensuite il nous
les représente dans un état malheureux. Commencez par faire
estimer ceux pour lesquels vous voulez m'intéresser. Inspirez
de la vénération pour les personnages destinés à faire couler
mes larmes.
Il est donc nécessaire que les personnages de la tragédie ne
méritent point d'être malheureux, ou du moins d'être aussi malheureux
qu'ils le sont. Si leurs fautes sont de véritables crimes, il
ne faut pas que ces crimes aient été commis volontairement.
Oedipe ne serait plus un principal personnage de tragédie, s'il
avait su dans le temps de son combat, qu'il tirait l'épée contre
son propre père.
Les malheurs des scélérats sont peu propres à nous toucher ;
ils sont un juste supplice dont l'imitation ne saurait exciter
en nous ni terreur, ni compassion véritable. Leur supplice,
si nous le voyions réellement, exciterait bien en nous une compassion
machinale ; mais comme l'émotion que les imitations produisent,
n'est pas aussi tyrannique que celle que l'objet même exciterai,
l'idée des crimes qu'un personnage de tragédie a commis, nous
empêche de sentir pour lui une pareille compassion. Il ne lui
arrive rien dans la catastrophe que nous ne lui ayons souhaité
plusieurs fois durant le cours de la pièce, & nous applaudissons
alors au ciel qui justifie enfin sa lenteur à punir.
Il ne faut pas néanmoins défendre d'introduire des personnages
scélérats dans la tragédie, pourvu que le principal intérêt
de la pièce ne tombe point sur eux. Le dessein de ce poème est
bien d'exciter en nous la terreur & la compassion pour quelques-uns
de ses personnages, mais non pas pour tous ses personnages.
Ainsi le poète, pour arriver plus certainement à son but, peut
bien allumer en nous d'autres passions qui nous préparent à
sentir plus vivement encore les deux qui doivent dominer sur
la scène tragique, je veux dire la compassion & la terreur.
L'indignation que nous concevons contre Narcisse, augmente la
compassion & la terreur où nous jettent les malheurs de
Britannicus. L'horreur qu'inspire le discours d'Oenone, nous
rend plus sensible à la malheureuse destinée de Phèdre.
On peut donc mettre des personnages scélérats sur la scène tragique,
ainsi qu'on met des bourreaux dans le tableau qui représente
le martyre d'un saint. Mais comme on blâmerait le peintre qui
peindrait aimables des hommes auxquels il fait faire une action
odieuse ; de même on blâmerait le poète qui donnerait à
des personnages scélérats des qualités capables de leur concilier
la bienveillance du spectateur. Ce serait aller contre le grand
but de la tragédie, que de peindre le vice en beau, qui doit
être de purger les passions en mettant sous nos yeux les égarements
où elles nous conduisent, & les périls dans lesquels elles
nous précipitent.
Les poètes dramatiques dignes d'écrire pour le théâtre, ont
toujours regardé l'obligation d'inspirer la haine du vice, &
l'amour de la vertu, comme la première obligation de leur art.
Quand je dis que la tragédie doit purger les passions, j'entends
parler seulement des passions vicieuses & préjudiciables
à la société, & l'on le comprend bien ainsi. Une tragédie
qui donnerait du dégoût des passions utiles à la société, telles
que sont l'amour de la patrie, l'amour de la gloire, la crainte
du déshonneur, &c. seroit aussi vicieuse qu'une tragédie
qui rendrait le vice aimable.
Ne faites jamais chausser le cothurne à des hommes inférieurs
à plusieurs de ceux avec qui nous vivons, autrement vous seriez
aussi blâmable que si vous aviez fait ce que Quintilien appelle,
donner le rôle d'Hercule à jouer à un enfant, personam Herculis,
& cothurnos aptare infantibus.
Non seulement il faut que le caractère des principaux personnages
soit intéressant, mais il est nécessaire que les accidents qui
leur arrivent soient tels qu'ils puissent affliger tragiquement
des personnes raisonnables, & jeter dans la crainte un homme
courageux. Un prince de quarante ans qu'on nous représente au
désespoir, & dans la disposition d'attenter sur lui-même,
parce que sa gloire & ses intérêts l'obligent à se séparer
d'une femme dont il est amoureux & aimé depuis douze ans,
ne nous rend guère compatissants à son malheur ; nous ne saurions
le plaindre durant cinq actes.
Les excès des passions où le poëte fait tomber son héros, tout
ce qu'il lui fait dire afin de bien persuader les spectateurs
que l'intérêt de ce personnage est dans l'agitation la plus
affreuse, ne sert qu'à le dégrader davantage. On nous rend le
héros indifférent, en voulant rendre l'action intéressante.
L'usage de ce qui se passe dans le monde, & l'expérience
de nos amis, au défaut de la nôtre, nous apprennent qu'une passion
contente s'use tellement en douze années, qu'elle devient une
simple habitude. Un héros obligé par sa gloire & par l'intérêt
de son autorité, à rompre cette habitude, n'en doit pas être
assez affligé pour devenir un personnage tragique ; il cesse
d'avoir la dignité requise aux personnages de la tragédie, si
son affliction va jusqu'au désespoir. Un tel malheur ne saurait
l'abattre, s'il a un peu de cette fermeté sans laquelle on ne
saurait être, je ne dis pas un héros, mais même un homme vertueux.
La gloire, dira-t-on, l'emporte à la fin, & Titus, de qui
l'on voit bien que vous voulez parler, renvoie Bérénice chez
elle.
Mais ce n'est pas là justifier Titus, c'est faire tort à la
réputation qu'il a laissée ; c'est aller contre les lois
de la vraisemblance & du pathétique véritable, que de lui
donner, même contre le témoignage de l'histoire, un caractère
si mou & si efféminé. Aussi quoique Bérénice soit une pièce
très méthodique, & parfaitement bien écrite, le public ne
la revoit pas avec le même goût qu'il lit Phèdre & Andromaque.
Racine avait mal choisi son sujet ; & pour dire plus
exactement la vérité, il avait eu la faiblesse de s'engager
à le traiter sur les instances d'une grande princesse.
De ces réflexions sur le rôle peu convenable que Racine fait
jouer à Titus, il ne s'ensuit pas que nous proscrivions l'amour
de la tragédie. On ne saurait blâmer les poètes de choisir pour
sujet de leurs imitations les effets des passions qui sont les
plus générales, & que tous les hommes ressentent ordinairement.
Or de toutes les passions, celle de l'amour est la plus générale ;
il n'est presque personne qui n'ait eu le malheur de la sentir
du moins une fois en sa vie. C'en est assez pour s'intéresser
avec affection aux pièces de ceux qu'elle tyrannise.
Nos poètes ne pourraient donc être blâmés de donner part à l'amour
dans les intrigues de la pièce, s'ils le faisaient avec plus
de retenue. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour
le goût de leur siècle, ou, pour mieux dire, ils ont eux-mêmes
fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En renchérissant les uns
sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scène tragique ;
qu'on nous passe le terme !
Racine a mis plus d'amour dans ses pièces que Corneille. Boileau
travaillant à réconcilier son ami avec le célèbre Arnaud, il
lui porta la tragédie de Phèdre de la part de l'auteur, &
lui en demanda son avis. M. Arnaud, après avoir lu la pièce,
lui dit : il n'y a rien à reprendre au caractère de Phèdre,
mais pourquoi a-t-il fait Hippolyte amoureux ? Cette critique
est la seule peut-être qu'on puisse faire contre la tragédie
de Phèdre ; & l'auteur qui se l'était faite à lui même,
se justifiait en disant, qu'auraient pensé les petits-maîtres
d'un Hippolyte ennemi de toutes les femmes ? Quelles mauvaises
plaisanteries n'auraient-ils point jetées sur le fils de Thésée ?
Du moins Racine connaissait sa faute ; mais la plupart de ceux
qui sont venus depuis cet aimable poète, trouvant qu'il était
plus facile de l'imiter par ses endroits faibles que par les
autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.
Comme le goût de faire mouvoir par l'amour les ressorts de la
tragédie, n'a pas été le goût des anciens, il ne sera point
peut-être le goût de nos neveux. La postérité pourra donc blâmer
l'abus que nos poètes tragiques ont fait de leur esprit, &
les censurer un jour d'avoir donné le caractère de Tircis &
de Philène ; d'avoir fait faire toutes choses pour l'amour
à des personnages illustres, & qui vivaient dans des siècles
où l'idée qu'on avait du caractère d'un grand homme, n'admettait
pas le mélange de pareilles faiblesses. Elle reprendra nos poètes
d'avoir fait d'une intrigue amoureuse la cause de tous les mouvements
qui arrivèrent à Rome, quand il s'y forma une conjuration pour
le rappel des Tarquins ; comme d'avoir représenté les jeunes
gens de ce temps-là si polis, & même si timides devant leurs
maîtresses, eux dont les moeurs sont connues suffisamment par
le récit que fait Tite-Live des aventures de Lucrèce.
Tous ceux qui nous ont peint Brutus, Arminius & d'autres
personnages illustres par un courage inflexible, si tendres
& si galants, n'ont pas copié la nature dans leurs imitations,
& ont oublié la sage leçon qu'a donnée M. Despréaux dans
le troisième chant de l'Art poétique, où il décide si judicieusement
qu'il faut conserver à ses personnages leur caractère national
:
Gardez donc de donner, ainsi
que dans Clélie,
L'air & l'esprit français à l'antique Italie ;
Et sous le nom romain faisant notre portrait,
Peindre Caton galant & Brutus dameret.
La
même raison qui doit engager les poètes à ne pas introduire
l'amour dans toutes leurs tragédies, doit peut-être les engager
aussi à choisir leur héros dans des temps éloignés d'une certaine
distance du nôtre. Il est plus facile de nous inspirer de la
vénération pour des hommes qui ne nous sont connus que par l'histoire,
que pour ceux qui ont vécu dans des temps si peu éloignés du
nôtre, qu'une tradition encore récente nous instruit exactement
des particularités de leur vie. Le poète tragique, dira-t-on,
saura bien supprimer les petitesses capables d'avilir ses héros.
Sans doute il n'y manquera pas ; mais l'auditeur s'en souvient
; il les redit lorsque le héros a vécu dans un temps si voisin
du sien, que la tradition l'a instruit de ces petitesses.
Il est vrai que les poètes grecs ont mis sur leur scène des
souverains qui venaient de mourir, & quelquefois même des
princes vivants ; mais ce n'était pas pour en faire des
héros. Ils se proposaient de plaire à leur patrie, en rendant
odieux le gouvernement d'un seul ; & c'était un moyen
d'y réussir, que de peindre les rois avec un caractère vicieux.
C'est par un motif semblable qu'on a longtemps représenté avec
succès sur un théâtre voisin du nôtre le fameux siège de Leyde,
que les Espagnols firent par les ordres de Philippe II. &
qu'ils furent obligés de lever en 1578. Comme Melpomène se plaît
à parer ses personnages de couronnes & de sceptres, il arriva
dans ces temps d'horreurs & de persécutions, qu'elle choisit
dans cette pièce dramatique pour sa victime, un prince contre
lequel tous les spectateurs étaient révoltés. (Le chevalier
DE JAUCOURT. )
TRAGEDIE
ROMAINE, (Art dram. des Rom.) les romains avoient des tragédies
de deux espèces. Ils en avoient dont les moeurs & les personnages
étoient grecs ; ils les appellaient palliatae, parce qu'on se
servait des habits des Grecs pour les représenter. Les tragédies
dont les moeurs & les personnages étaient romains, s'appelaient
praetextatae, du nom de l'habit que les jeunes personnes de
qualité portaient à Rome. Quoiqu'il ne nous soit demeuré qu'une
tragédie de cette espèce, l'Octavie qui passe sous le nom de
Sénèque, nous savons néanmoins que les Romains en avoient un
grand nombre : telles étaient le Brutus qui chassa les Tarquins,
& le Décius du poètes Attius ; & telle était encore
le Caton d'Utique de Curiatius Maternus ; mais nous ne savons
pas si cette dernière a jamais été jouée. C'est dommage qu'aucune
de toutes ces tragédies ne nous soit parvenue. (D. J.)
TRAGEDIE
DE PIETE, (Poésie dram. franç.) on aperçoit dans le xij.
siècle les premières traces des représentations du théâtre.
Un moine nommé Geoffroi, qui fut depuis abbé de Saint-Alban
en Angleterre, chargé de l'éducation de la jeunesse, leur faisait
représenter avec appareil des espèces de tragédies de piété.
Les sujets de la première pièce dramatique furent les miracles
de sainte Catherine, ce qui est bien antérieur à nos représentations
des mystères, qui n'ont commencé qu'en 1398, sur un théâtre
que l'on dressa à Paris à l'hôtel de la Trinité. P. Henault.
(D. J.)