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Jephté - Préface au livret
par

L'Abbé Simon-Joseph Pellegrin
(1732)

 



 

 



 



Ce n'a pas été sans trembler, que j'ai entrepris de mettre sur le Théâtre de l'Académie Royale de Musique, un sujet tiré de l'Ecriture-Sainte. Des Amis judicieux avaient beau me représenter que ce genre de Tragédie n'était nouveau que par rapport au Lieu où j'allais l'introduire, & que ces Matières respectables étaient encore plus propres au Chant qu'à la simple déclamation ; j'avais la prévention à combattre, & la prévention ne se donne pas la peine de raisonner.
Ceux qui se livraient le plus à cette première surprise qui fait condamner aveuglément tout ce qui porte un caractère de nouveauté, ou de hardiesse, me faisaient sur-tout, un monstre de la Danse : tout cela ne m'enpêcha point d'affronter le péril ; la gloire qui y était attachée le diminuait à mes yeux, à mesure que j'avançais dans une si pénible carrière.
Mon Ouvrage parut enfin. Les premiers Juges à qui je le présentai, tout informe qu'il était encore, me louèrent d'avoir choisi un Sujet aussi intéressant que le Sacrifice de Jephté ; & les larme qu'une grande Princesse - S.A.S. Madame la Duchesse du Maine - répandit à une lecture qu'Elle m'avait fait l'honneur de me demander, achevèrent de me rassurer.
Quelques autres lectures que j'en fis après, ne furent pas moins heureuses, & me firent concevoir quelque espérance du succès. C'est maintenant au Public de confirmer cette espérance, ou de la renverser. Je n'appellerai point de sa décision ; mais je crois que mes Juges voudront bien me permettre de leur exposer ma Cause, sans toutefois m'imputer aucune défiance sur la sûreté de leurs lumières.
Je ne dirai rien du Prologue, les suffrages réunis de ceux à qui j'en ai communiqué le Plan, me dispensent de l'apologie.
Les libertés que j'ai prises dans la Tragédie, demandent plus d'indulgence ; l'Episode d'Ammon peut exciter quelque contradiction ; mais je n'ai pas osé bannir tout-à-fait l'amour profane d'un Théâtre, qui semble n'être fait que pour cette passion frivole. Le grand Corneille ne fut pas moins timide que moi, quand il exposa pour la première fois, une tragédie Sainte aux yeux du Public étonné ; & Sévère amoureux eut autant de Partisans que Polyeucte martyr.
L'amour que je donne à la fille de Jephté pour un Prince idolâtre est justement puni par le péril dont elle est menacée ; & ce n'est qu'après avoir triomphé, qu'elle trouve grâce devant le Seigneur.
J'établis dès la seconde Scène du premier Acte, que Jephté n'a vu Iphise que dans l'âge le plus tendre, pour me ménager une Scène de reconnaissance.
C'est ici le lieu de répondre à une objection qu'on m'a faite. Pourquoi, m'a-t-on dit, Iphise dans l'entre-Acte du second au troisième ne s'est-elle pas annoncée à son Père ?
Je réponds à cela que la bienséance ne lui permettait pas de se faire connaître à Jephté, sans lui être présentée par Almasie sa Mère ; & c'est pur cette raison que je lui fais dire dans un à parte, qui finit le second Acte : c'est à Dieu qu'lle s'adresse :

Je ne puis résister à mon impatience.
Seigneur, un seul moment, je ne veux que le voir,
Et je vole où m'appelle un plus sacré devoir.

C'est-à-dire, au Temple, où se Mère l'a devancée.
Voici une seconde réponse à la même objection.
Jephté, agité de remords à la première vue de sa Victime, qu'il ne connaît pas, ordonne à tout le monde de se retirer : n'est-ce pas à sa Fille de donner l'exemple de l'obéissance qu'on doit aux ordres de son Souverain ?
Je conviens qu'il n'aurait tenu qu'à moi de placer la reconnaissance à la fin du second Acte ; mais j'ai craint de le surcharger de Scènes. Il y a une certaine mesure de temps, dans laquelle un Auteur doit se renfermer, s'il ne veut s'exposer à ennuyer les Spectateurs.
Pour ce qui regarde le Ballet, dont on faisait un obstacle insurmontable, je ne comprends pas sur quoi on pouvait se fonder pour l'exclure de ma Tragédie. L'art de danser n'est-il pas de tous les temps, & ne convient-il pas à tous les Peuples ? La Nation Juive ne s'y adonnait-elle pas autant que les autres ? David, le plus saint des Rois, ne dansa-t-il pas devant l'Arche du Seigneur ; comme font mes Guerriers dans mon premier Acte ? La fille de Jephté n'alla-t-elle pas au devant de son Père, Vainqueur des Ammonites, avec des Tambourins et des Danses ? Ce sont-là les propres termes de la Sainte-Ecriture ; peut-on me blâmer d'y avoir pris la Fête de mon second Acte ? Pouvais-je être mieux autorisé ? Les tribus d'Israël, reconnaisant Jephté pour leur Souverain, peuvent-elles marquer avec plus d'éclat les acclamations générales, que par ces mêmes Danses, qui, chez d'autres Peuples, ont été des Cérémonies de Religion ? Je ne dirai rien de la Fête du quatrième Acte ; elle est composée de Bergers et de Bergères qui viennent rendre hommage à leur Princesse : quoi de plus naturel que leurs Danses pastorales ? Au reste, on pris soin d'en bannir l'indécence ; & je ne crois point que les plus sévères des Censeurs en puissent demander davantage.
Ce qui me reste à justifier dans ma Pièce, c'est le parti que j'ai pris de sauver la fille de Jephté, mais combien d'Interprètes, tant Juifs que Chrétiens, ne sont-ils pas du sentiment que j'ai adopté, comme le plus favorable à ma Tragédie. D'ailleurs, l'inspiration que je donne à Phinée, ne suffit-elle pas pour absoudre ce malheureux Père, d'un serment qu'il n'a fait que par trop de zèle ? C'est Dieu même qui le quitte de son Voeu, en faveur du repentir de sa Fille.

Abbé Simon-Joseph Pellegrin.