[...]
Venons
aux questions littéraires. Pour ce qui regarde d'abord les gens
qui croient voir une affaire de mode dans le retour du public
à l'ancienne tragédie, disons, sans hésiter, qu'ils se trompent.
Il est bien vrai qu'on va voir Andromaque parce que
Melle Rachel joue Hermione, et non pour autre chose,
de même il est vrai que Racine écrivit Iphigénie pour
la Champmeslé, et non pour une autre. Qu'est-ce, en effet, que
la plus belle des pièces du monde, si elle est mal jouée ? Autant
vaut la lire. Iriez-vous entendre le Don Juan de Mozart,
si Tamburini chantait faux ? Que ceux qui essaient de se
persuader que Racine a passé veuillent bien se rappeler le mot
de Mme de Sévigné, et prendre une tasse de café.
Quant
à ceux qui pensent qui ce même retour aux pièces du siècle de
Louis XIV est une atteinte mortelle portée au romantisme, on
ne peut leur répondre ni avec autant d'assurance, même au risque
de se tromper, ni d'une manière absolument explicite. Il se
pourrait bien, en effet, que des représentations suivies des
chefs-d'oeuvre de notre langue causassent un notable dommage
aux drames qu'on appelle romantiques, c'est-à-dire à ceux que
nous avons en France aujourd'hui. En ce sens, les classiques
auraient raison ; mais il n'en resterait pas moins avéré
que le genre romantique, celui qui se passe des unités, existe ;
qu'il a ses maîtres et ses chefs-d'oeuvre, tout comme l'autre ;
qu'il ouvre une voie immense à ses élèves ; qu'il procure des
jouissances extrêmes à ses admirateurs, et enfin, qu'à l'heure
qu'il est, il a pris pied chez nous et n'en sortira plus. Voilà
ce qu'il est peut-être hardi, mais nécessaire de dire aux classiques ;
car il y en aura toujours en France, de quelque nom qu'on les
appelle. Nous avons quelque chose d'attique dans l'esprit, qui
ne nous quittera jamais. Lors donc que les classiques de ce
temps-ci assistent à un drame nouveau, ils se récrient et se
révoltent, souvent avec justice, et ils s'imaginent voir la
décadence de l'art ; ils se trompent. Ils voient de mauvaises
pièces faites d'après les principes d'un art qui n'est pas le
leur, qu'ils n'aiment pas et ne connaissent pas tous, mais qui
est un art : il n'y a point là de décadence. Je conviendrai
tant qu'on voudra qu'on trouve aujourd'hui sur la scène les
événements les plus invraisemblables entassés à plaisir les
uns sur les autres, un luxe de décoration inouï et inutile,
des acteurs qui crient à tue-tête, un bruit d'orchestre infernal,
en un mot des efforts monstrueux, désespérés, pour réveiller
notre indifférence, et qui n'y peuvent réussir, mais n'importe
? Un méchant mélodrame bâti à l'imitation de Calderon ou de
Shakespeare ne prouve rien de plus qu'une sotte tragédie cousue
de lieux communs sur le patron de Corneille ou de Racine, et,
si on me demandait auquel des deux je me résignerais le
plus volontiers, en cas d'arrêt formel qui m'y condamnât, je
crois que je choisirais le mélodrame. Qui oserait dire que ces
deux noms de Shakespeare et de Calderon, puisque je viens de
les citer, ne sont pas aussi glorieux que ceux de Sophocle et
d'Euripide ? Ceux-ci ont produit Racine et Corneille, ceux-là
Goethe et Schiller. Les uns ont placé, pour ainsi dire, leur
muse au centre d'un temple entouré d'un triple cercle ;
les autres ont lancé leur génie à tire-d'aile, en toute liberté ;
enfance de l'art, dit-on, barbarie ; mais avez-vous lu
des oeuvres de ces barbares ? Hamlet vaut Oreste, Macbeth
vaut Oedipe, et je ne sais même pas ce que vaut Othello.
Pourquoi
a-t-on opposé ces deux genres l'un à l'autre ? Pourquoi
l'esprit humain est-il ainsi rétréci qu'il lui faille toujours
se montrer exclusif ? Pourquoi les admirateurs de Raphaël
jettent-ils la pierre à Rubens ? Pourquoi ceux de Mozart à Rossini
? Nous sommes ainsi faits ; on ne peut même pas dire que
ce soit un mal, puisque ces enthousiasmes intolérants produisent
souvent les plus beaux résultats ; mais il ne faudrait
pourtant pas que ce fût une éternelle guerre. Lorsque jadis
le pauvre La Motte proposa le premier à Paris de faire des pièces
en prose, sans unités, Voltaire frémit d'horreur à Ferney et
écrivit aux comédiens du roi que c'était l'abomination de
la désolation dans le temple de Melpomène. Lorsque de nos
jours, M. Victor Hugo, avec un courage auquel on doit honneur
et justice, monta hardiment à la brèche de ce même temple, quel
déluge de traits n'a-t-on pas lancé sur lui ? Mais il a fait
comme Duguesclin, il a planté lui-même son échelle. Maintenant
que la paix est faite, et la citadelle emportée, pourquoi les
deux partis n'en profitent-ils pas ?
Ceci
m'amène au point délicat qui fait le sujet de cet article :
à savoir, si la tragédie renaissait aujourd'hui, et reprenait
franchement sa place à côté du drame romanesque, ce qu'elle
pourrait être. Il va sans dire que je n'ai pas la prétention
de décider une question pareille, mais seulement de la poser
et de faire quelques conjectures.
Le
lecteur relèvera de lui-même mes erreurs, et de plus habiles
que moi décideront.
Tout
le monde sait l'histoire de la tragédie. Née pendant la vendange
dans le chariot de Thespis, et ne signifiant alors que chant
du bouc, élevée tout à coup, comme par enchantement, sur
les gigantesque tréteaux d'Eschyle, corrigée par Sophocle, adoucie
par Euripide, énervée par Sénèque, errante et abandonnée pendant
douze douze siècles, retrouvée en Italie par Trissino, apportée
en France par Jodelle et Garnier, son véritable père chez nous
fut le grand Corneille ; Racine, bien plus tendre et plus
passionné que l'auteur du Cid, suivit les lois que celui-ci
avait posées ; Voltaire et Crébillon tentèrent à demi de
se rapprocher de l'antique ; le reste ne fut qu'une longue
imitation, où brillent de temps à autre quelques bons ouvrages.
Ainsi est venue la tragédie jusqu'à nos écrivains d'aujourd'hui,
qu'il ne m'appartient pas de juger, mais parmi lesquels se serait
une faute de ne pas citer ici MM. Casimir Delavigne, qu'on n'oublie
pas, et Lemercier, qu'on oublie trop.
Au
milieu de si rudes traversées, la tragédie a nécessairement
subi de nombreuses transformations. Il n'y a cependant que deux
époques importantes et que deux maîtres, Sophocle et Corneille.
Le premier a fondé la tragédie ancienne, le second la moderne,
fort différentes l'une de l'autre ; au-dessus de ces deux
génies en domine un troisième, le plus grand peut-être de l'antiquité.
Notre siècle est si extravagant et si puérilement railleur qu'on
y hésite à nommer Aristote. Grâce aux quolibets de quelques
ignorants, on a rendu presque ridicule le nom de cet homme qui,
n'ayant pour guide que son jugement, pour règle que son coup
d'oeil, en philosophie, en zoologie, en littérature, dans presque
toutes les sciences, a posé des bases aussi vieilles et aussi
impérissables que le monde. Je ne prétends pas le suivre dans
sa poétique, ni Corneille dans son discours des trois unités :
ce serait trop de détails inutiles ; je me bornerai à indiquer
rapidement la différence de la tragédie antique et de la tragédie
moderne, afin de venir clairement jusqu'à nous. La
tragédie est la représentation d'une action héroïque, c'est
à dire qu'elle a un objet élevé, comme la mort d'un roi, l'acquisition
d'un trône, et pour acteurs des rois, des héros ; son but
est d'exciter la terreur et la pitié. Pour cela elle doit nous
montrer les hommes dans le péril et dans le malheur, dans un
péril qui nous effraye, et dans un malheur qui nous touche,
et donner à cette imitation une apparence de vérité telle que
nous nous laissions émouvoir jusqu'à la douleur. Pour parvenir
à cette apparence de vérité, il faut qu'une seule action, pitoyable
et terrible, se passe devant nous, dans un lieu qui ne change
pas, en un espace de temps qui excède le moins possible la durée
de la représentation, en sorte que nous puissions croire assister
au fait même, et non à une imitation. Voilà les premiers
principes de la tragédie qui sont communs aux modernes et aux
anciens.
L'homme qu'il s'agit de nous montrer,
tombe dans le péril ou le malheur par une cause qui est hors
de lui, ou en lui-même : hors de lui,
c'est le destin, le devoir, la parenté, l'action de la nature
et des hommes ; en lui, ce sont les passions, les
vices, les vertus ; voilà la source de la différence des
deux tragédies. Cette différence n'est pas le résultat
d'un hasard ni d'une fantaisie ; elle a un motif simple et facile
à dire.
Dans
presque toutes les tragédies antiques, le malheur du principal
personnage naissait d'une cause étrangère ; la fatalité
y présidait ; cela devait être. Les poètes usaient de leurs
moyens, et le dogme de la fatalité était la plus terrible comme
la plus répandue des croyances populaires. Leurs théâtres contenaient
dix mille spectateurs ; il s'agissait pour eux d'emporter
le prix, et ils se servaient, pour soulever les masses, du levier
le plus sûr qu'ils eussent sous la main. Qu'on examine seulement
l'histoire des Atrides, qui a été le sujet de tant de tragédies :
Agamemnon sacrifie sa fille parce que les dieux la lui ont demandée ;
Clytemnestre tue son mari pour venger la mort de sa fille ;
Oreste arrive, égorge sa mère, parce qu'elle a tué Agamemnon ;
mais Oreste lui-même est frappé du châtiment le plus horrible,
il tombe en démence, les Furies le poursuivent, et vengent à
leur tour Clytemnestre. Quel exemple, quelle recherche d'une
fatalité aveugle, implacable ! Une pareille fable nous révolte ;
il n'en était pas ainsi en Grèce ; ce qui ne nous semble
qu'un jeu cruel du hasard, inventé à plaisir, était pour les
Grecs un enseignement, car le hasard chez eux s'appelait Destin,
et c'était le plus puissant de leurs dieux. Ils apprenaient
à se résigner et à souffrir, à devenir stoïciens, en assistant
à des spectacles semblables. Aristote calcule et compare les
diverses sortes de dénouements, et non seulement il donne la
préférence aux plus affreux, aux plus féroces, mais il ne craint
pas de témoigner son mépris pour les dénouements heureux. Il
va plus loin :
"La
tragédie n'agit point, dit-il, pour imiter les moeurs, elle
peut même s'en passer ; ce qu'il faut pour émouvoir, c'est
un personnage sans caractère, mêlé de vices et de vertus, qui
ne soit ni méchant ni bon, mais malheureux par une erreur ou
par une faute involontaire." C'était ainsi que les
poètes antiques apprenaient aux hommes à se soumettre, à se
courber sans murmurer devant la Destinée. Ils croyaient leur
donner une leçon plus salutaire en leur montrant leurs semblables
persécutés, accablés par un devoir injuste, capricieux, inexorable,
qu'en faisant triompher la vertu aux dépens du vice, comme on
en use aujourd'hui.
Mais
ce qu'il nommaient Destin ou Fatalité
n'existe plus pour nous. La religion chrétienne d'une
part, et d'ailleurs la philosophie moderne, ont tout changé;
il ne nous reste que la Providence et le hasard ; ni l'un
ni l'autre ne sont tragiques. La Providence ne ferait que des
dénouements heureux ; et quant au hasard, si on le prend
pour élément d'une pièce de théâtre, c'est précisément lui qui
produit ces drames informes où les accidents se succèdent sans
motif, s'enchaînent sans avoir de lien, et se dénouent sans
qu'on sache pourquoi, sinon qu'il faut finir la pièce. Le hasard,
cessant d'être un dieu, n'est plus qu'un bateleur. Corneille
fut le premier qui s'aperçut de la distance qui, sous ce rapport,
nous sépare des temps passés ; il vit que l'antique élément
avait disparu, et il entreprit de le remplacer par un autre.
Ce fut alors qu'en lisant Aristote et en étudiant ses principes,
il remarqua que, si ce grand maître recommande surtout la fatalité,
il permet aussi au poète de peindre l'homme conduit au malheur
seulement par ses passions ; les anciens eux-mêmes l'avaient
fait dans l'Electre et dans le Thyeste. Corneille
se saisit de cette source nouvelle ; à peine eut-elle jailli
devant lui qu'il la changea en fleuve ; il
résolut de montrer la passion aux prises avec le devoir, avec
le malheur, avec les liens du sang, avec la religion ;
la pièce espagnole de Guillen de Castro lui sembla la plus propre
à développer sa pensée ; il en fit une imitation qui est restée
et restera toujours comme un chef-d'oeuvre ; puis, comme
il était aussi simple qu'il était grand, il écrivit une poétique,
afin de répandre le trésor qu'il avait trouvé, ce dont Racine
profita si bien. Par cette poétique, il
consacra le principe dont il était question tout à l'heure,
c'est-à-dire de faire périr le personnage intéressant par une
cause qui est en lui, et non hors de lui, comme chez les Grecs.
La passion est donc devenue la base, ou
plutôt l'axe des tragédies modernes. Au lieu de se mêler à l'intrigue
pour la compliquer ou pour la nouer comme autrefois, elle est
maintenant la cause première. Elle naît d'elle-même et tout
vient d'elle : une passion et un obstacle, voilà le résumé
de presque toutes nos pièces. Si Phèdre brûle pour Hippolyte,
ce n'est plus Vénus offensée qui la condamne au supplice de
l'amour, ce sont les entrailles d'une marâtre qui s'émeuvent
à l'aspect d'un beau jeune homme. La divinité n'intervient plus
dans nos fables ; nous n'avons plus de ces terribles prologues
où un dieu irrité sort d'un palais, et appelle malheur sur ceux
qui l'habitent. Apollon et la mort ne se disputent plus Alceste ;
Hercule ne vient plus la tirer de la tombe ; si nous voulions
faire un nouvel Oedipe, il n'exciterait que l'horreur et le
dégoût, car sa rencontre avec Laïus et son mariage avec Jocaste,
n'étant plus annoncés par un oracle, ne pouvant plus amener
la peste après eux, ne seraient plus que de hideuses débauches
d'imagination ; chez nous, l'homme est seul, et ses vertus
et ses vices, ses crimes lui appartiennent. J'ai déjà dit que
je ne pourrais entrer ici dans les subdivisions, ni parler,
par conséquent, de la tragédie pathétique ou morale, simple
ou implexe, des révolutions, des reconnaissances ni des combinaisons
qui résultent, chez les anciens comme chez les modernes,
du mélange des deux systèmes. Au risque d'être repris justement,
je ne puis m'occuper des exceptions.
Voici
maintenant ce qui arriva : Corneille ayant établi que la
passion était l'élément de la tragédie, Racine survint qui déclara
que la tragédie pouvait n'être simplement que le développement
de la passion. Cette doctrine semble, au premier abord, ne rien
changer aux choses ; cependant elle change tout, car elle détruit
l'action. La passion qui rencontre un obstacle et qui agit pour
le renverser, soit qu'elle triomphe ou succombe, est un spectacle
animé, vivant ; du premier obstacle en naît un second,
souvent un troisième, puis une catastrophe, et au milieu de
ces noeuds qui l'enveloppe, l'homme qui se débat pour arriver
à son but peut inspirer terreur et pitié ; mais si la passion
n'est plus aux prises qu'avec elle-même, qu'arrive-t-il ?
Une fable languissante, un intérêt faible, de longs discours,
des détails fins, de curieuses recherches sur le coeur humain,
des héros comme Pyrrhus, comme Titus, comme Xipharès, de beaux
parleurs, en un mot, et de belles discoureuses qui content leurs
peines au parterre ; voilà ce qu'avec un génie admirable,
un style divin et un art infini, Racine introduisit sur la scène.
Il a fait des chefs-d'oeuvre sans doute, mais il nous a laissé
une détestable école de bavardage, et, personne ne pouvant parler
comme lui, ses successeurs ont endormi tout le monde.
Faut-il
lui en faire un reproche, et pouvait-il faire autrement ? Ceci
mérite qu'on l'examine, car c'est là qu'on peut trouver la différence
de son temps au nôtre, et par conséquent les motifs qui doivent
nous faire tenter une autre voie.
On
s'attend peut-être que je vais parler des moeurs de la cour
de Louis XIV, et essayer de prouver, après mille autres, que
Racine a subi l'influence de cette cour efféminée ; cela
est probable, mais c'est une autre raison beaucoup moins relevée,
beaucoup plus réelle et matérielle que je soumettrai ici au
lecteur. "Un des plus grands obstacles,
dit Voltaire, qui s'opposent sur notre théâtre, à toute action
grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondue
avec les acteurs... Les bancs qui sont sur le théâtre rétrécissent
la scène, et rendent toute action presque impraticable... Il
ne faut pas s'y méprendre ; un inconvénient tel que celui-là
seul a suffi pour nous priver d'une foule de chefs-d'oeuvre
qu'on aurait sans doute hasardés si on avait eu un théâtre libre,
propre pour l'action, et tel qu'il est chez toutes les autres
nations de l'Europe... Cinna, Athalie, mériteraient
d'être représentés ailleurs que dans un jeu de paume, au bout
duquel on a élevé quelques décorations du plus mauvais goût,
et dans lesquels les spectateurs sont placés, contre tout ordre
et contre toute raison, les uns debout sur le théâtre même,
les autres debout dans ce qu'on nomme le parterre... Comment
oserions-nous faire paraître, par exemple, l'ombre de Pompée
ou le génie de Brutus au milieu de tant de jeunes gens qui ne
regardent jamais les choses que comme l'occasion de dire un
bon mot ?... Comment apporter le corps de César sanglant sur
la scène ? comment faire descendre une reine éperdue dans
le tombeau de son époux, et l'en faire sortir mourante de la
main de son fils, au milieu d'une foule qui cache et le tombeau
et le fils et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle
par le contraste du ridicule ?... Comment cela peut-il
s'exécuter sur une scène étroite, au milieu d'une foule de
jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux
acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que
de longues conversations... Il faut convenir que, d'environ
quatre cent tragédies qu'on a données au théâtre, depuis qu'il
est en possession de quelque gloire en France, il n'y en a pas
dix ou douze qui ne soient fondées sur une intrigue d'amour,
plus propre à la comédie qu'au genre tragique. C'est presque
toujours la même pièce, le même noeud, formé par une jalousie,
une rupture, et dénoué par un mariage ; c'est une coquetterie
continuelle, une simple comédie où des princes sont acteurs,
et dans laquelle il y a quelquefois du sang répandu pour la
forme."
J'extrais
ces phrases détachées de plusieurs passages de Voltaire ;
elles me semblent concluantes au dernier point. Il n'y a d'ailleurs
personne qui ne se souvienne de ces vers des Fâcheux
de Molière :
Les
acteurs commençaient, chacun prêtait silence ;
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant : Hola ! oh ! un siège promptement...
etc., etc.
Triste
vanité des choses humaines! quoi ! ces belles théories
de Racine, ces pompeuses pensées si élégamment vêtues, ces préfaces
si concises, si nobles, ce doux système, si tendre et si passionné,
tout cela aurait eu pour cause véritable les embarras d'un espace
de dix pieds et les banquettes de l'avant-scène ? Serait-il
possible que tant de confidents n'eussent fait de si harmonieux
récits, que tant de princes amoureux n'eussent si bien parlé
que pour remplir la scène sans trop remuer, de peur d'accrocher
en passant les jambes de messieurs les marquis ? Hélas !
il n'est que trop vrai. Et d'où vient maintenant qu'au théâtre,
il faut le dire, les tragédies de Racine, toutes magnifiques
qu'elles sont, paraissent froides par instant, et même d'une
froideur bizarre, comme de belles statues à demi animées ? C'est
que le comte de Lauraguais a donné trente mille francs, en 1759,
pour qu'on ôtât les banquettes de la scène ; c'est qu'Andromaque,
Monime, Emilie, sont aujourd'hui toutes seules dans de grands
péristyles où rien ne les gêne, où elles peuvent se promener
sur une surface de soixante pieds carrés, et les marquis ne
sont plus là pour entourer l'actrice, pour dire un bon mot après
chaque tirade, pour ramasser l'éventail d'Hermione, ou critiquer
les canons de Thésée. Oreste, son épée à la main, n'a plus besoin
d'écarter la foule des petits-maîtres et de leur dire :
"Messieurs, permettez-moi de passer, je suis obligé d'aller
tuer Pyrrhus." Voilà pourquoi nous nous apercevons que
l'action languit, et nous nous étonnons que toutes les portes
étant ouvertes, tout le palais désert, personne n'entre, n'agisse,
ne ranime la pièce.
Quel
que soit donc notre respect pour les écrivains du grand siècle,
nous sommes dans d'autres conditions qu'eux ; nous devons
faire autre chose que ce qu'ils ont fait ; mais quoi ?
c'est là la question. Voltaire essaya le premier, dans Tancrède,
de créer une tragédie vraiment moderne. il crut avoir complètement
réussi, et il ne se trompait pas tout à fait. Son sujet est
l'un des plus beaux, des plus pathétiques qu'on ait vus au théâtre ;
son plan est simple, hardi, tracé de main de maître ; tout
le monde convient malheureusement que la versification est lâche,
commune, écrite à la hâte, et que la déclamation y usurpe la
place de la vérité. Il semble que Voltaire n'ait rien écrit
pour satisfaire sa propre conscience, excepté quand sa bile
s'émouvait ; le reste du temps, on dirait un homme qui
fait une gageure et qui improvise. Lors même qu'il composait
ses plus beaux vers, on croirait que ses amis étaient derrière
la porte à l'écouter ; c'est une perpétuelle parade. Je ne m'étonne
pas qu'à Sainte-Hélène l'empereur, lisant Zaïre, ait
jeté le livre en s'écriant que Voltaire ne connaissait ni les
hommes ni les passions. Napoléon ne pouvait pas tenir compte
à l'auteur d'Oedipe des efforts admirables qu'il a entrepris
pour faire goûter à une société dépravée et blasée les fruits
sauvages de l'antiquité. Quoi qu'il en soit, et malgré ses défauts,
la tragédie chevaleresque de Tancrède mérite d'être l'objet
de graves méditations. Si ce n'est un modèle, c'est un exemple.
De
Belloy a fait quelques essais pour amener une tragédie nationale ;
la pensée première en est remarquable, mais l'exécution est
d'une telle faiblesse, qu'il n'y a pas moyen d'en parler. Chénier
suivit la même route, et voulut faire jusqu'à un certain point
une tragédie historique et républicaine. Mais ces détails m'entraîneraient
trop loin, je veux seulement marquer la date d'une idée féconde.
L'introduction
du drame en France a exercé une influence si rapide et si forte,
que, pour satisfaire ce goût nouveau sans déserter entièrement
l'ancienne école, quelques écrivains ont pris le parti de chercher
un genre mitoyen, et de faire, pour ainsi dire, des drames tragiques.
Ils n'ont pas précisément violé les règles, mais ils les ont
éludées, et on pourrait dire, en style de palais, qu'ils ont
commis un délit romantique avec circonstances atténuantes. D'excellents
esprits ont tenté cette voie ; ils y ont réussi, parce que le
talent plaît toujours, sous quelque forme qu'on le trouve ;
mais, en mettant à part ces succès mérités, je crois que ce
genre en lui-même est faux, bâtard, dangereux pour les jeunes
qui le tenteraient. "Que n'importe, dira-t-on, que les
règles soient observées ou non dans une pièce pourvu que je
m'amuse ?" Le public a raison de raisonner ainsi ;
ce ne sont pas ses affaires que les divisions d'Aristote, mais
ce sont les affaires de l'écrivain qui doit les connaître, et
ce n'est pas pour se divertir que le précepteur d'Alexandre
a fait tant de calculs, tant de profondes études, tant de recherches
arides, afin d'en venir à établir ces lois. Beaucoup de gens
se sont habitués à regarder les règles comme des entraves ;
La Motte disait que les trois unités étaient une chose de fantaisie,
dont on pouvait se servir ou se passer à son gré. Il est certain
que rien n'oblige un honnête homme à s'y astreindre. Qui veut
peut écrire ce qui lui plaît. Les règles de la tragédie ne regardent
que celui qui a dessein de faire une tragédie ; mais vouloir
en faire une sans les unités, c'est à peu près la même chose
que de vouloir bâtir une maison sans pierres. Une pièce sans
unité peut être fort belle ; on peut y trouver mille charmes
et les plus beaux vers du monde ; on peut même imprimer
sur une affiche que c'est une tragédie ; mais pour le faire
croire, c'est autre chose, à moins d'imiter ce moine qui, en
carême, jetait un peu d'eau sur un poulet en lui disant :
"Je te baptise carpe".
Si
les règles étaient des entraves inventées à plaisir pour
augmenter la difficulté, mettre un auteur à la torture, et l'obliger
à des tours de force, ce serait une puérilité si sotte qu'il
n'est guère probable que des esprits comme Sophocle, Euripide,
Corneille, s'y fussent prêtés. Les règles ne sont que le résultat
des calculs qu'on a faits sur les moyens d'arriver au but que
se propose l'art. Loin d'être des entraves, ce sont des armes,
des recettes, des secrets, des leviers. Un architecte se sert
de roues, de poulies, de charpentes ; un poète se sert
des règles, et plus elles seront exactement observée et énergiquement
employées, plus l'effet sera grand, le résultat solide ; gardez-vous
donc de bien les affaiblir, si vous ne voulez vous affaiblir
vous-même.
Je
suppose que ce genre que j'appelle mitoyen, à demi dramatique,
à demi tragique, s'établisse en France et devienne coutume.
Je suppose encore que deux écrivains, l'un d'un génie indépendant
comme Shakespeare, l'autre d'un goût épuré comme Racine, se
présentent et, trouvant le genre adopté, essayent de le suivre ;
qu'arrivera-t-il ? L'homme indépendant n'aura pas plus tôt écrit
quatre pages qu'il se trouvera à l'étroit ; il ne pourra
plus supporter la gêne ; un besoin irrésistible de se développer
tout entier lui fera secouer un joug qui lui semblera inutile
et injuste ; l'autre écrivain, au contraire, s'apercevra
bientôt qu'en se rapprochant de la simplicité, il a tout à gagner ;
il sentira que les épisodes, les changements de décoration,
les tableaux des moeurs et des caractères, ôtent à son ouvrage
la grandeur et la force qu'il y veut imprimer. S'il ignore les
règles, il les devinera ; s'il les connaît, il en fera
usage. Ainsi le genre mitoyen sera insuffisant pour le premier
de ces deux hommes, dangereux et inutile pour le second ;
l'un brisera la chaîne, l'autre la resserrera.
Si
la tragédie reparaît en France, j'ose avancer qu'elle devrait
se montrer plus châtiée, plus sévère, plus antique que du temps
de Racine et de Corneille. Dans toutes les transformations qu'elle
a subies, dans tous les développements, dans toutes les altérations
qui l'ont dégradées, il y avait une tendance vers le drame.
Lorsque Marmontel proposa de changer les décorations à chaque
acte ; lorsque l'Encyclopédie osa dire que la pièce anglaise
de Beverley était aussi tragique qu'Oedipe ; lorsque
Diderot voulut prouver que les malheurs d'un simple particulier
pouvaient être aussi intéressants que ceux des rois, tout cela
parut une décadence, et tout cela n'était que la préface du
romantisme. Aujourd'hui le drame est naturalisé français ;
nous comprenons Goethe et Shakespeare aussi bien que Mme de
Staël ; l'école nouvelle n'a encore, il est vrai, produit
que des essais, et son ardeur révolutionnaire l'a emportée,
comme dirait Molière, un peu bien loin ; mais nous ferons
mieux plus tard, et le fait reste accompli. Or, par cette raison
même que le drame est adopté, il me semble que la tragédie,
si elle veut renaître et vivre, doit reprendre son ancienne
allure avec plus de fierté que jamais. Depuis Voltaire, elle
n'a presque toujours été qu'un prétexte, une espèce de thème
au moyen duquel on s'exerçait à tout autre chose, et souvent
à la détruire elle-même. Le romantisme, cherchant à se faire
jour, s'introduisait dans la tragédie pour la ronger, comme
un ver dans un fruit mûr ; et il ne manque pas de gens
à présent qui croient le fruit desséché ou pourri. Si Melpomène
veut reparaître sur nos théâtres, il faut qu'elle lave ses blessures.
Ne
serait-ce pas une belle chose que d'essayer si, de nos jours,
la vraie tragédie pourrait réussir ? J'appelle vraie tragédie,
non celle de Racine, mais celle de Sophocle, dans toute sa simplicité,
avec la stricte observation des règles.
Pourquoi
ne traiterions-nous pas des sujets nouveaux, non pas contemporains,
ni trop voisins de nous, mais français et nationaux ? Il
me semble qu'on aimerait à voir sur toute notre scène quelques-uns
de ces vieux héros de notre histoire, Duguesclin ou Jeanne d'Arc
chassant les Anglais, et que leur parure est aussi belle que
le manteau et la tunique.
Ne
serait-ce pas une entreprise hardie, mais louable, que de purger
la scène de ces vains discours, de ces madrigaux philosophiques,
de ces lamentations amoureuses, de ces étalages de fadaises
qui encombrent nos planches, et d'envoyer cette friperie rejoindre
les marquis de Molière et les banquettes du comte de Lauraguais
?
Pourquoi
ne prendrions-nous pas pour devise ce vers de Chénier, qui a
servi d'épigraphe au romantisme, et qui serait vraiment applicable
à la reconnaissance de la tragédie :
Sur
des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Ne
serait-ce pas une grande nouveauté que de réveiller la muse
grecque, d'oser la présenter au Français dans sa féroce grandeur,
dans son atrocité sublime ? "Les malheurs qui arrivent
à des amis ou à des indifférents, dit Aristote, ne sont point
tragiques ; une mère qui tue son fils, un fils qui égorge
son père, un frère près d'être immolé par sa soeur, voilà des
sujets de tragédie." Ce ne sont pas là, comme on voit,
des madrigaux.
Ne
serait-il pas curieux de voir aux prises avec le drame moderne,
qui se croit souvent terrible quand il n'est que ridicule, cette
muse farouche, inexorable, telle qu'elle était aux beaux jours
d'Athènes, quand les vases d'airain tremblaient à sa voix ?
Ne
serait-il pas temps de prouver que la tragédie est autre chose
qu'une statue qui déclame, de montrer enfin qu'on peut agir
en parlant, et marcher avec le cothurne ?
Ne
serait-il pas temps de ramener dans les sujets sérieux la franchise
du style, d'abandonner la périphrase, cette pompeuse et frivole
manière de tourner autour de la pensée ? N'est-il donc
pas aussi noble de dire, par exemple, "un mortel qui frappe
avec son épée", que "un mortel qui immole avec son
glaive" ? Les anciens méprisaient cette timidité, et Corneille
ne parlait pas ainsi.
Telles
sont les questions que j'oserais adresser aux écrivains qui
sont en possession d'une juste faveur parmi nous, si le talent
de la jeune artiste qui remet aujourd'hui en honneur l'ancien
répertoire les engageait, comme il est probable, à écrire un
rôle pour elle.