Sous
le feu roi, l'ambassadeur de Naples avait persuadé à la cour
de faire venir d'Italie un habile musicien pour relever le théâtre
de l'Opéra français qui, depuis longtemps, menaçait ruine et
qu'on soutenait avec peine aux dépens du trésor public. La nouvelle
maîtresse, Mme du Barry, avait adopté cette idée ; et notre
ambassadeur à la cour de Naples, le baron de Breteuil, avait
été chargé de négocier l'engagement de Piccini pour venir s'établir
en France, avec deux mille écus de gratification annuelle, à
condition de nous donner des opéras français.
A
peine fut-il arrivé que mon ami, m'ambassadeur de Naples, le
marquis de Caraccioli, vint me le recommander et me prier de
faire pour lui, me disait-il, au grand Opéra, ce que j'avais
fait pour Grétry au théâtre de l'Opéra-Comique.
Dans
ce temps-là même était arrivé d'Allemagne le musicien Gluck,
aussi fortement recommandé à la jeune reine par l'empereur Joseph
son frère que si le succès de la musique Allemande avait été
une affaire d'Etat. On avait composé à Vienne, sur le canevas
d'un ballet de Noverre, un opéra français de l'Iphigénie
en Aulide. Gluck en avait fait la musique ; et cet
opéra, par lequel il avait débuté en France, avait eu le plus
grand succès. La jeune reine s'était déclarée en faveur de Gluck ;
et Piccini qui, en arrivant, le trouvait établi dans l'opinion
publique, à la ville comme à la cour, non seulement n'avait
pour lui personne, mais à la cour il avait contre lui l'odieuse
étiquette de musicien protégé par la maîtresse du feu roi, et
à la ville il avait contre lui les musiciens français, à qui
la musique allemande était plus facile à imiter que la musique
italienne dont ils désespéraient de prendre le style et l'accent.
Si
j'avais eu un peu de politique, je me serais rangé du côté où
était la faveur. Mais la musique protégée ne ressemblait non
plus, dans ses formes tudesques, à ce que j'avais entendu de
Pergolèse, de Leo, de Buranello, etc.; que le style de Crébillon
ne ressemble à celui de Racine ; et préférer Crébillon
au Racine de la musique, c'eût été un effort de dissimulation
que je n'aurais pu soutenir
D'ailleurs,
je m'étais mis dans la tête de transporter sur nos deux théâtres
la musique italienne ; et l'on a vu que dans le comique,
j'avais assez bien commencé. Ce n'est pas que la musique de
Grétry fût de la musique italienne par excellence ; elle
était encore loin d'atteindre à cet ensemble qui nous ravit
dans celle des grands compositeurs. Mais il y avait un chant
facile, du naturel dans l'expression, des airs et des duos agréablement
dessinés ; quelquefois même dans l'orchestre un heureux
emploi d'instruments ; enfin, du goût et de l'esprit assez
pour suppléer à ce qui manquait du côté de l'art et du génie ;
et si sa musique n'avait pas tout le charme et toute le richesse
de Piccini, de Sacchini, de Paisiello, elle en avait le rythme,
l'accent, la prosodie ; j'avais donc démontré qu'au moins
dans le comique la langue française pouvait avoir une musique
du même style que la musique italienne.
Il
me restait à faire la même épreuve dans le tragique, et le hasard
m'en offrait l'occasion. Le problème était plus difficile à
résoudre, mais par d'autres raisons que celles qu'on imaginait.
La
langue noble est moins favorable à la musique, 1° en ce qu'elle
n'a pas des tours aussi vifs, aussi accentués, aussi dociles
à l'expression du chant que la langue comique ; 2° en ce
qu'elle a moins d'étendue, d'abondance, de liberté dans le choix
de l'expression. Mais une bien plus grande difficulté naissait
pour moi de l'idée que j'avais conçue du poème lyrique, et de
la forme théâtrale que j'aurais voulu lui donner. J'en avais
fait avec Grétry la périlleuse tentative dans l'opéra Céphale
et Procris. En divisant l'action en trois tableaux l'un
voluptueux et brillant, le palais de l'Aurore, son réveil, ses
amours, les plaisirs de la cour céleste ; l'autre sombre
et terrible, le complot de la jalousie et ses poisons versés
dans l'âme de Procris ; le troisième, touchant, passionné,
tragique, l'erreur de Céphale et la mort de son épouse percée
de ses traits et expirantes entre ses bras : je croyais
avoir rempli l'idée d'un spectacle intéressant ; mais n'ayant
pas réussi dans mon coup d'essai et m'attribuant en partie notre
disgrâce, ma défiance de moi-même allait jusqu'à la frayeur.
Le
sentiment de ma propre faiblesse et la bonne opinion que j'avais
du célèbre compositeur qu'on m'avait donné dans Piccini me firent
donc imaginer de prendre les beaux opéras de Quinault,
d'en élaguer les épisodes, les détails superflus, de les réduire
à leurs beautés réelles, d'y ajouter des airs, des duos, des
monologues en récitatif obligé, des choeurs en dialogue et en
contraste, de les accommoder ainsi à la musique italienne et
d'en former un genre de poème lyrique plus varié, plus animé,
plus simple, moins décousu dans son action, et infiniment plus
rapide que l'opéra italien.
Dans
Métastase même, que j'étudiais, que j'admirais comme un modèle
de l'art de dessiner les paroles du chant, je voyais des longueurs
et des vides insupportables. Ces doubles intrigues, ces amours
épisodiques, ces scènes détachées et si multipliées, ces airs
presque toujours perdus, comme on l'a dit, en cul-de-lampe au
bout des scènes, tout cela me choquait. Je voulais une action
pleine, pressée, étroitement liée, dans laquelle les situations,
s'enchaînant l'une à l'autre, fussent elles-mêmes l'objet et
le motif du chant ; de façon que le chant ne fût que l'expression
plus vive des sentiments répandus dans la scène, et que les
airs, les duos, les choeurs y fussent enlacés dans le récitatif.
Je voulais, de plus, qu'en se donnant ces avantages l'opéra
français conservât sa pompe, ses prodiges, ses fêtes, ses illusions,
et qu'enrichi de toutes les beautés de la musique italienne,
ce n'en fût pas moins ce spectacle.
Où
les beaux vers, la danse, la musique
L'art de tromper les yeux par les couleurs,
L'art plus heureux de séduire les coeurs?
De cent plaisirs font un plaisir unique.
(Voltaire)
Ce
fut dans cet esprit que fut recomposé l'opéra Roland.
Dès que j'eus mis ce poème dans l'état où je le voulais, j'éprouvai
une joie aussi vive que si je l'avais fait moi-même. Je vis
l'ouvrage de Quinault dans sa beauté naïve et simple ;
je vis l'idée que je m'étais faite d'un poème lyrique français,
réalisée ou sur le point de l'être par un habile musicien. Ce
musicien ne savait pas deux mots de français : je me fis
son maître de langue. "Quand serais-je en état, me dit-il
en italien, de travailler à cet ouvrage ? -Demain matin",
lui dis-je ; et dès le lendemain je me rendis chez lui.
Figurez-vous
quel fut pour moi le travail de son instruction : vers
par vers, presque mot pour mot, il fallait tout lui expliquer ;
et, lorsqu'il avait bien saisi le sens d'un morceau, je le lui
déclamais, en marquant bien l'accent, la prosodie, la cadence
des vers, les repos, les demis-repos, les articulations de la
phrase ; il m'écoutait avidement, et j'avais le plaisir
de voir que ce qu'il avait entendu était fidèlement noté. L'accent,
la langue et le nombre frappaient si juste cette excellente
oreille que, presque jamais dans sa musique, ni l'un ni l'autre
n'était altéré. Il avait, pour saisir les plus délicates inflexions
de la voix, une sensibilité si prompte qu'il exprimait jusqu'aux
nuances les plus fines du sentiment.
C'était
pour moi un plaisir inexprimable de voir s'exercer sous mes
yeux un art, ou plutôt un génie dont jusque-là je n'avais eu
aucune idée. Son harmonie était dans sa tête. Son orchestre
et tous les effets qu'il produirait lui étaient présents. Il
écrivait son chant d'un trait de plume et, lorsque le dessin
en était tracé, il remplissait toutes les parties des instruments
ou de la voix, distribuant les traits de mélodie et d'harmonie,
ainsi qu'un peintre habile aurait distribué sur la toile les
couleurs et les ombres pour composer son tableau. Ce travail
achevé, il ouvrait son clavecin, qui jusque-là lui avait servi
de table ; et j'entendais alors un air, un duo, un choeur
complet dans toutes ses parties, avec une vérité d'expression,
une intelligence, un ensemble, une magie dans les accords qui
ravissait l'oreille et l'âme.
Ce
fut là que je reconnus l'homme que je cherchais, l'homme qui
possédait son art et le maîtrisait à son gré ; et c'est
ainsi que fut composée cette musique de Roland qui, en dépit
de de la cabale, eut le plus éclatant succès.
En
attendant, et à mesure que l'ouvrage avançait, les zélés amateurs
de la bonne musique, à la tête desquels était l'ambassadeur
de Naples et celui de Suède, se ralliaient autour du clavecin
de Piccini, pour entendre tous les jours quelque scène nouvelle ;
et tous les jours ces réjouissances me dédommageaient de mes
peines.