ACTE
III.
Le
Théâtre représente une salle du Palais d'Ulysse.
Scène Première.
ULYSSE,
TÉLÉMAQUE.
ULYSSE.
Va-t-elle enfin paraître ?
TÉLÉMAQUE.
Elle vient sur mes pas.
ULYSSE.
Je veux être seul avec elle :
Laissez-nous, & de mon trépas
Faites répandre la nouvelle.
TÉLÉMAQUE.
Vous allez déchirer ce coeur tendre & fidèle.
ULYSSE.
Mon fils, obéissez, & ne balancez pas.

Scène II.
ULYSSE,
seul.
Que n'ai-je pas souffert, de lui voir, en silence,
Endurer de ces Rois le faste humiliant !
Que n'ai-je pas souffert, de voir leur insolence
Insulter au malheur d'un vieillard suppliant !
AIR.
Ah ! que la prudence est pénible,
Entre la colère & l'amour !
Quel tourment pour un coeur, d'étouffer tour à tour
Une fureur brûlante, une pitié sensible !
Vingt fois mes yeux se sont couverts
Comme d'un nuage de larmes ;
Et vingt fois j'ai frémi de n'avoir pas mes armes
Pour exterminer ces pervers.
Ne vas pas oublier
les conseils de Minerve.
Ulysse ! on t'écoute, on t'observe.
Du grand art de dissimuler,
Voici l'instant de faire usage.
Commande à tes regards, compose ton visage,
Défends à tes pleurs de couler.
Le voici. Quel moment ! Et que vais-je lui dire ?

Scène III.
ULYSSE,
PÉNÉLOPE, Femmes de sa Suite.
PÉNÉLOPE.
Approchez. Je respecte l'âge & le malheur.
Vous nous voyez dans la douleur ;
Mais nos maux vont finir, dès qu'Ulysse respire.
Il est donc parti de Corcyre ?
Vous l'avez-vu ?
ULYSSE.
J'ai dit la simple vérité.
PÉNÉLOPE.
N'a-t-on rien appris de sa bouche
Qui l'intéresse, & qui me touche ?
ULYSSE.
Je sais qu'il a souffert la dure adversité ;
Je sais que loin de sa patrie,
De périls en périls longtemps précipité,
Dans l'horreur des combats, sur les mers en furie,
Jamais votre image chérie
Un seul moment ne l'a quitté.
PÉNÉLOPE.
Ah ! combien je serais coupable,
Si, loin de lui, mon coeur avait été capable
D'un moment de tranquillité !
AIR.
Je n'ai cessé de voir Ulysse
Depuis l'instant de nos adieux ;
Et ses dangers, pour mon supplice
Se sont tous offerts à mes yeux.
Les vents, les eaux, le fer, la flamme,
Tout ce qui d'un mortel peut menacer les jours,
Portait la terreur dans mon âme.
J'espérais quelquefois, mais je craignais toujours.
ULYSSE.
Plus la gloire est pénible & plus elle a de charmes ;
Ulysse en jouit quelquefois.
Sur le tombeau d'Achille, au milieu de vingt Rois,
D'Achille au fier Ajax il disputa les armes.
PÉNÉLOPE.
Et dès qu'on entendit son éloquente voix,
Il triompha sans doute ?
ULYSSE.
Il fit couler des larmes,
Et les coeurs attendris reconnurent ses droits.
PÉNÉLOPE.
Vous ne m'étonnez pas : mon Ulysse possède,
Dans l'art d'intéresser, un charme à qui tout cède.
ULYSSE.
Sous les murs d'Ilion, que la cendre a couverts,
Compagnon des Héros, il obtint leur estime ;
Mais de nouveaux dangers l'attendaient sur les mers.
De Scylla, de Charibde, il vit l'affreux abîme.
PÉNÉLOPE.
O dieux !
ULYSSE.
Les flots bruyants l'ont porté sur leur cime,
Entre ces deux gouffres ouverts.
PÉNÉLOPE.
Ah ! ses périls passés me font frémir encore.
ULYSSE.
La fille du Soleil, Circé, qui fait pâmir
Le jour que ce Dieu fait éclore,
Vit Ulysse en danger & daigna l'accueillir.
PÉNÉLOPE.
Circé !
ULYSSE.
Par une douce ivresse,
La perfide essaya d'obscurcir sa raison ;
Mais de la coupe enchanteresse
Ulysse évita le poison.
PÉNÉLOPE.
AIR.
Tu savais combien ma tendresse
Devait souhaiter ton retour,
Mon cher Ulysse ! & la sagesse
Te préserva moins que l'amour.
ULYSSE.
Plus sincère & plus dangereuse,
Calypso, dans son île heureuse,
Invitait votre époux à l'immortalité.
PÉNÉLOPE.
Ah ! comment résister au charme d'une amante,
Qui propose un tel prix à l'infidélité !
ULYSSE.
Un séjour enchanteur, une Nymphe charmante,
Le sort des Dieux, pour vous Ulysse a tout quitté.
PÉNÉLOPE.
Je fais mon bonheur de le croire :
Le doute serait trop cruel.
Non, non, d'un amour mutuel
Il n'a point perdu la mémoire.
Non le plus sage des mortels
N'aura point trahi les autels,
Sa foi, mon amour & sa gloire.
Je fais mon bonheur de le croire
Le plus fidèle des mortels.

Scène IV.
PÉNÉLOPE,
ULYSSE, LES POURSUIVANTS,
TÉLÉMAQUE,EUMÉE, NÉSUS,
Suivantes de Pénélope.
NÉSUS.
D'Ulysse enfin le sort funeste
N'est plus douteux : il est descendu chez les morts.
PÉNÉLOPE.
Qu'osez-vous dire ?
LE POURSUIVANT.
Il vient de périr sur ces bords ;
Et cet étranger nous l'atteste.
PÉNÉLOPE.
Lui !
ULYSSE, à Nésus.
Cruel ! ah ! pourquoi dissiper son erreur ?
PÉNÉLOPE.
Ulysse est mort !
ULYSSE.
Je suis le déplorable reste
De son vaisseau brisé par les vents en fureur.
PÉNÉLOPE.
Vieillard, à m'accabler peut-être on vous engage.
Déjà pour complaire à ces Rois,
Des étrangers, plus d'une fois,
M'ont tenu le même langage.
L'homme, dans le malheur, est si faible à votre âge ;
Et sur lui la crainte & l'espoir
Ont quelquefois tant de pouvoir !
Intimidé, séduit, par ces Rois, peut-être,
Sans le vouloir, vous conspirez.
Ah ! vous ne savez pas quel coeur vous déchirez.
Si ce n'est qu'une erreur, faites-la moi connaître.
Il est temps encore. Ma vie, ou mon trépas
Dépend de vous, n'en doutez pas :
Un mot, un seul mot en décide.
Je vous vois attendri ; vous semblez me cacher
L'horreur que vous inspire une trame perfide.
Vous le plaignez, ce coeur que l'on veut m'arracher.
Par pitié de mes jours, que vous allez trancher,
Parlez. Ici des Dieux la majesté réside :
Vous n'avez sous leur yeux nul danger à courir.
Soyez sincère en assurance.
Ulysse est-il vivant ? Ma débile espérance
Doit-elle revivre ou mourir ?
ULYSSE.
(bas.)
O dieux ! soutenez mon courage.
(haut.)
Reine, vous insultez à mon abaissement.
PÉNÉLOPE.
Bon vieillard, pardonnez : je vous fais un outrage ;
Cependant, je l'avoue, un confus mouvement,
Contre vous, dans mon coeur, s'élève obstinément.
J'interroge vos yeux, vos traits, votre langage,
Tout m'y peint la candeur : Eh bien, dans ce moment,
Je ne sais quelle voix en secret vous dément.
C'est-là pour moi, peut-être, un bien faible présage !
Mais cent fois alarmée, & toujours vainement,
A vous croire aujourd'hui, quelle preuve m'engage ?
ULYSSE.
Hélas, que vos doutes sont vains ;
Et qu'il m'est bien aisé d'éclaircir ce nuage !
Reine, de votre foi reconnaissez le gage
Qu'Ulysse a laissé dans mes mains.
PÉNÉLOPE.
L'anneau d'Ulysse ! ô Dieux ! ô sort impitoyable !
Ainsi de mon malheur je ne puis plus douter !
ULYSSE.
Ah ! pour vous l'annoncer, ce malheur effroyable,
Croyez qu'il a dû m'en coûter.
PÉNÉLOPE.
AIR.
Il est affreux, il est extrême,
IL n'est connu que de mon coeur.
Qui n'a pas aimé comme j'aime,
Ne peut concevoir mon malheur.
Tant que la plus faible apparence
Put me flatter dans ma souffrance,
La vie eut pour moi des appas ;
Mais un malheur sans espérance,
N'est qu'un pénible & long trépas.
Il est affreux, &c.
TÉLÉMAQUE.
Dieux ! elle succombe. Ma mère !
(La
tenant dans ses bras, & regardant Ulysse.)
Il n'est
donc plus d'espoir.
PÉNÉLOPE.
Que veux-tu que j'espère ?
Il a vu son naufrage, & tu l'as entendu.
Non, je n'ai plus d'époux, non, tu n'as plus de père.
Mon fils, nous avons tout perdu.
O ciel !
de la vertu c'est donc là le partage !
Après tant de dangers qu'il venait de courir
Aux bords qui l'ont vu naître il est venu périr.
Allez, Eumée, allez, parcourez ce rivage
Et parmi les débris rejetés par les flots,
Faites recueillir sur la plage
Les restes sacrés d'un Héros.
Qu'à l'honorer du moins ma douleur se soulage.
(Eumée
sort.)
Vous, mon
fils, qu'à son ombre on élève un tombeau :
Il sera tous les jours arrosé de mes larmes.
ULYSSE.
Prince, n'oubliez pas d'y suspendre ses armes.
PÉNÉLOPE.
Hélas ! c'est pour sa gloire un trophée assez beau.
(Aux
Poursuivants.)
Et vous,
qui jouissez du malheur qui m'accable,
Puisqu'enfin le ciel implacable
A des liens si chers me force à renoncer,
Au pied de ce tombeau que mon peuple se rende :
C'est-là que je veux qu'on entende
Ce que j'ai promis d'annoncer.
CHŒUR DE
POURSUIVANTS.
Reine, le destin vous commande :
Il n'est plus temps de balancer.
(Les
Poursuivants se retirent.)

Scène
V.
ULYSSE,
PÉNÉLOPE, Femmes de sa Suite.
ULYSSE.
Qu'avez-vous résolu ?
PÉNÉLOPE.
Ma mort ; j'y suis réduite.
C'est mon unique espoir, & j'y veux recourir.
CHŒUR DES
FEMMES.
O Dieux ! vous êtes mère, & vous voulez mourir !
PÉNÉLOPE.
Je veux me délivrer d'une affreuse poursuite.
ULYSSE.
Un fils vous reste encor : il peut vous secourir.
PÉNÉLOPE.
Dans les bras de sa mère, hélas ! on le menace.
ULYSSE.
On le menace !
PÉNÉLOPE.
Et c'est pour lui
Qu'on me fait trembler aujourd'hui.
ULYSSE,
d'un ton imposant.
Du bonheur des méchants le ciel enfin se lasse.
Vous verrez tomber vos tyrans.
PÉNÉLOPE,
étonnée.
Et quel Dieu fera ce miracle.
ULYSSE,
d'un air inspiré.
Ulysse l'a prédit ; croyez en cet oracle :
L'avenir se dévoile aux regards des mourants.
Vivez, Reine, vivez, il l'ordonne lui-même.
Oui, je viens révéler la volonté suprême :
Elle fera trembler vos tyrans odieux.
PÉNÉLOPE.
Ah ! quel trouble inconnu vous jetez dans mon âme !
Sous les traits d'un mortel, êtes-vous l'un des Dieux ?
ULYSSE.
Tout mortel que je suis, je prédis qu'à vos yeux,
Va bientôt, comme un trait de flamme,
Partir la vengeance des cieux.
PÉNÉLOPE.
Oui, c'est quelque Dieu qui l'inspire :
Je ne saurais plus en douter.
ULYSSE.
Suivez-moi donc sans hésiter,
Et ce que j'ose vous prédire,
Venez le voir s'exécuter.
(Ils
sortent ensemble.)

Scène
VI.
Le
Théâtre représente une place publique, le tombeau d'Ulysse au
milieu.
TÉLÉMAQUE,EUMÉE,
PEUPLE d'Ithaque.
CHŒUR DE
PEUPLE.
Pleurons le plus sage des Rois ;
Le monde est rempli de sa gloire.
Nous ne vivrons plus sous ses lois.
De ses vertus, de ses exploits
Gardons à jamais la mémoire.
Nous ne vivrons plus sous ses lois.

Scène
VII.
PÉNÉLOPE,
ULYSSE, LES POURSUIVANTS,
& les Acteurs précédents.
PÉNÉLOPE.
Fils d'Ulysse, & vous peuple, un vieillard vénérable,
Témoin de son sort déplorable,
Vient porter à nos coeurs les plus sensibles coups.
IL a reçu, dit-il, sa volonté suprême,
Qu'il vient m'annoncer devant vous.
Il n'est rien sous le ciel de plus sacré pour nous.
Mais je veux, par serment, qu'il l'atteste, là-même,
Sur le tombeau de mon époux.
ULYSSE.
(Après avoir monté les degrés du tombeau,
sur lequel il pose la main.)
Oui, j'atteste des morts les tyrans inflexibles,
Et le tombeau d'Ulysse, & ses armes terribles,
Qu'il n'a pu sans frémir, vous savoir en danger,
Qu'il a plaint vos malheurs, & qu'il vient les venger.
PÉNÉLOPE,
LES POURSUIVANTS, LE PEUPLE.
Ciel !
ULYSSE,
aux Poursuivants.
Tremblez, malheureux, reconnaissez Ulysse.
CHŒUR GÉNÉRAL.
Ulysse ! ô Dieux !
ULYSSE,
à son fils & au Peuple d'Ithaque.
Pour leur supplice,
Armez-vous, armez-vous.
(Il
leur distribue des armes.)
CHŒUR DU
PEUPLE ET DES POURSUIVANTS.
Armons-nous, armons-nous.
(Les
Poursuivants s'éloignent ; Ulysse & les siens traversent
le Théâtre, & sortent du m^me côté que les Poursuivants.)

Scène IX.
LAËRTE,
PÉNÉLOPE, Femmes de Pénélope.
PÉNÉLOPE.
Ah ! l'excès de ma joie accable ma faiblesse.
CHOEUR, avec
Pénélope.
C'est lui ! c'est Ulysse ! grands Dieux !
CHŒUR, hors
du Théâtre.
Tombez, tyrans audacieux !
PÉNÉLOPE.
Hélas, dans quel trouble il me laisse !
CHŒUR, sur
le Théâtre.
Protège-nous, sage Déesse !
Ulysse combat sous tes yeux.
CHŒUR, hors
du Théâtre.
Tombez, tyrans audacieux.
LES POURSUIVANTS.
Fuyons le danger qui nous presse.
Ulysse a pour lui tous les Dieux.
CHŒUR, hors
du Théâtre.
Tombez sous la main vengeresse,
Tombez, tyrans audacieux.
CHŒUR, sur
le Théâtre.
Protège-nous, sage Déesse !
Ulysse combat sous tes yeux.

Scène Dernière.
ULYSSE,
TÉLÉMAQUE, EUMÉE,
PEUPLE d'Ithaque, PÉNÉLOPE,
LAËRTE, FEMMES de Pénélope.
PÉNÉLOPE,
en se précipitant vers Ulysse.
Enfin dans mes bras je le presse !
ULYSSE,
à Pénélope.
Vos malheurs sont vengés, vos tyrans sont punis.
(A
Laërte.)
Rien n'affligera plus votre auguste vieillesse,
Mon père ; & de beaux jours seront encor le prix
Des vertus, dont l'exemple instruisit ma jeunesse.
Rendons grâce aux Dieux qui nous ont réunis.
PÉNÉLOPE.
Ah ! quel moment pour ma tendresse !
ULYSSE,
PÉNÉLOPE, TÉLÉMAQUE, LAËRTE,
ENSEMBLE.
Dieux immortels ! Et toi Minerve, & toi,
Ma/Sa Divinité tutélaire !
Que de voeux ! que d'autels ! que d'encens je vous dois !
ULYSSE.
Pénélope !
LAËRTE à
Ulysse, ULYSSE à Télémaque.
Mon fils !
PÉNÉLOPE.
Cher Ulysse !
ULYSSE à
Laërte, TÉLÉMAQUE à Ulysse.
Mon père !
LES QUATRE.
C'est cous enfin que je revois !
Ah ! qu'il a de charmes pour moi,
Ce jour, ce beau jour qui m'éclaire !
PÉNÉLOPE.
Ah ! quelle épouse, ah ! quelle mère
Sera plus heureuse que moi !
ULYSSE.
Quel fils, quel époux, & quel père
Fut jamais heureux comme moi !
TÉLÉMAQUE.
Quel fils, dans les bras de son père,
Fut jamais heureux comme moi !
PÉNÉLOPE
& LAËRTE à Ulysse.
Quel fils, quel époux, & quel père
Fut jamais aimé comme toi !
CHŒUR GÉNÉRAL.
Dieux immortels ! & toi, Minerve, & toi,
Sa divinité tutélaire !
Protégez, défendez, conservez ce bon Roi.
(Un
ballet général termine l'Opéra.)
FIN.

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