AUX POÈTES.
Tout
d'abord, le Poète moderne ne doit pas avoir lu ni lire
jamais les anciens auteurs latins et grecs, par la raison bien
simple que les anciens grecs et latins n'ont jamais lu les modernes.
Il
ne devra pas connaître davantage la métrique du vers italien,
mais en avoir seulement quelque notion superficielle qui lui
ait appris que le vers se forme de sept ou de onze syllabes,
et avec cette règle il pourra en composer à volonté de trois,
de cinq, de neuf, de treize et même de quinze.
Il
dira qu'il a étudié les mathématiques, le peinture, la chimie,
ma médecine, le droit, etc., et affirmera que son génie l'a
contraint à se faire poète, sans qu'il connût cependant les
différents modes de bien accentuer, rimer, etc., ni les expressions
poétiques, ni la fable, ni l'histoire. Le plus souvent il introduira
dans ses oeuvres des termes particuliers aux sciences susdites
ou d'autres encore, qui n'ont rien de commun avec les
principes de l'art poétique.
Il
ne manquera pas de qualifier de Dante, de Pétrarque, d'Arioste
une foule de poètes obscures, barbares, ennuyeux et par conséquent
peu ou point dignes d'être imités. Il sera amplement fourni
des diverses poésies modernes, dans lesquelles il puisera
des sentiments, des pensées et des vers entiers, en traitant
ce larcin d'imitation louable.
Avant
de composer le livret d'un opéra, le poète moderne demandera
au directeur une note détaillée lui indiquant le nombre de scènes
qu'il veut avoir, afin de les intercaler toutes dans le drame.
S'il doit y figurer des apprêts de festins, des sacrifices,
des ciels sur la terre ou d'autres spectacles, il aura
soin de s'entendre avec les machinistes pour savoir par combien
d'airs, de monologues ou de dialogues il doit allonger les scènes,
afin qu'ils aient toutes leurs aises pour préparer ce qui leur
sera nécessaire, sans s'inquiéter que l'opéra pourra bien devenir
languissant et ennuyer souverainement le public.
Bien
qu'il doive écrire son poème vers par vers, il composera l'opéra
entier sans se préoccuper de l'action, afin que le public, incapable
d'en deviner l'intrigue, l'attende avec curiosité jusqu'à la
fin. Le bon poète moderne s'arrangera pour que ses personnages
sortent souvent sans motif ; il s'éloigneront l'un à la suite
de l'autre après avoir chanté la canzonetta de rigueur.
Le
poète ne s'enquerra jamais du talent des acteurs ; sa préoccupation
essentielle sera de savoir si le directeur n'a pas négligé de
se pourvoir d'un bon ours, d'un bon lion, de bons
rossignols, de flèches, de tremblements de
terre, d'éclairs, etc. Pour terminer l'opéra, il
amènera une scène d'une décoration splendide, afin que le public
ne parte pas avant la fin, et il ne manquera pas d'y ajouter
le choeur habituel en l'honneur du soleil, de la lune, ou du
directeur.
Il
dédiera son livre à un grand personnage qu'il saura plus riche
qu'instruit, et partagera ce que lui rapportera la dédicace
avec un intermédiaire adroit, qui sera de préférence le cuisinier
ou l'intendant de ce seigneur. Avant tout, il s'informera de
la quantité et de la qualité des titres qui devront accompagner
le nom de son patron au frontispice et les augmentera par des
etc., etc. Si (comme il arrive le plus souvent) il ne trouvait
dans le personnage rien qui fût digne d'être loué, il dira qu'il
se tait pour ne pas effaroucher la modestie de son protecteur,
mais que les trompettes retentissantes de la Renommée proclament
d'un pôle à l'autre son nom glorieux ! Il terminera enfin par
un acte de profondissime vénération en disant qu'il baise
les sauts des puces des pattes des chiens de son Excellence!!!
Une
chose fort utile pour le poète moderne sera de faire
une préface dans laquelle il apprendra au lecteur que son opéra
est une oeuvre de jeunesse, et s'il pouvait ajouter qu'il l'a
terminée en quelques jours (bien qu'en réalité il ait mis plusieurs
années), ce serait digne d'un vrai moderne, car il démontrerait
ainsi qu'il s'est écarté tout-à-fait du précepte ancien :
nonumque prematur in annum.
En
semblable cas, il pourra déclarer aussi qu'il ne se livre à
la poésie que pour son plaisir, afin de distraire son esprit
fatigué par des travaux trop sérieux ; qu'il était loin
de songer à publier son poème, mais que les conseils de ses
amis et surtout les désirs de ses patrons l'ont décidé à le
faire ; mais qu'il n'a été guidé ni par la pensée de s'attirer
des louanges, ni par l'espérance du gain. Il ajoutera que les
talents transcendants de ses interprètes, la célébrité du compositeur
de la musique, l'habileté des comparses et de l' ours
feront passer sur les défauts de son drame.
Dans
l'exposition de l'argument, il écrira un long discours sur les
règles de la tragédie et sur l'art poétique dans lequel il fera
intervenir Sophocle, Euripide, Aristote, Horace, etc. Il ajoutera
enfin que, s'il veut réussir, le poète moderne doit transgresser
tous les bons préceptes pour aller de pair avec le génie de
ce siècle corrompu, la licence du théâtre, l'extravagance
des maîtres de chapelle, l'indiscrétion des musiciens,
l'indélicatesse de l'ours, des comparses, etc.
Il se gardera bien, dans l'explication, de négliger les trois
points obligés du drame, savoir : le lieu, le temps,
l'action ; car pour lui le lieu signifie le théâtre ;
le temps, deux soirées sur les six de la semaine, et l'action,
la ruine du directeur.
Il
importe peu que le sujet de l'opéra soit historique ; toutes
les histoires grecques et latines ayant été traitées déjà par
les poètes anciens et par les meilleurs Italiens de la bonne
époque, il appartient au poète moderne d'inventer une
fable dans laquelle il fera entrer les mêmes réponses d'oracles,
les mêmes naufrages, les mêmes augures néfastes par la consultation
des entrailles des boeufs rôtis, etc.; etc. ; il suffira,
pour les connaissances littéraires du public, qu'il donne à
ses personnages des noms historiques. Tout le reste sera une
invention de sa fantaisie, mais il mettra toute son attention
à ce que le nombre des vers ne dépasse pas douze cents,
y compris les airs.
Pour
donner plus de relief à son opéra, le poète moderne s'appliquera
à choisir un titre qui fasse pressentir l'action plus que le
nom d'un simple personnage. Ainsi au lieu d'Amadis, de
Berthe au camp, il dira, par exemple : l'Ingratitude
généreuse, les Funérailles vengeresses, l'Ours
en bateau, etc.
Il
donnera pour accessoires à sa pièce des prisons, des poignards,
des poisons, des lettres, des chasses à l'ours, des combats
de taureaux, des tremblements de terre, des flèches, des sacrifices,
etc., afin que le public soit fortement secoué par ces objets
imprévus, et s'il pouvait amener une scène dans laquelle les
acteurs endormis dans un bois verraient leur vie menacée en
se réveillant (ce qui ne s'est jamais vu sur le théâtre italien),
il aurait atteint le sublime du merveilleux.
Le
poète moderne ne soignera pas le style du drame, en réfléchissant
qu'il doit être entendu par la vile multitude, et afin de le
rendre intelligible, il omettra les articles d'usage, il procédera
par de longues et bizarres périodes, il multipliera les épithètes
lorsqu'il s'agira d'achever un vers du récitatif ou de l'air.
Il possédera une vaste collection de vieux ouvrages où il puisera
sujets et scénarios ; il n'aura besoin d'en changer que
les vers et quelques noms de personnages. Il pourra également
transposer ses drames français en italien, mettre la prose en
vers, tourner le tragique en comique, ajouter ou retrancher
des rôles à la volonté du directeur ; il intriguera fortement
pour qu'on lui donne à écrire des opéras, et s'il doit en inventer
un nouveau, il s'adjoindra un autre poète auquel il apportera
le sujet qu'ils versifieront ensemble, et il partageront le
gain de la dédicace et de l'impression.
En
général, il ne laissera pas le chanteur quitter la scène sans
la canzonetta obligée, surtout lorsque d'après l'exigence
du drame, l'acteur marchera à la mort ou qu'il devra avaler
du poison, etc., etc.
Jamais
il ne lira entièrement l'opéra au directeur ; il se contentera
de lui en réciter quelques scènes à bâtons rompus ; il
dira deux fois celle du poison, ou du sacrifice,
ou de l'ours et il ajoutera que si une pareille scène
manque son effet, il ne faudra plus lui parler de composer d'opéras.
Le
bon poète moderne ne doit rien entendre à la musique,
parce que cette connaissance était obligatoire chez les poètes
de l'antiquité, selon Strabon, Pline, Plutarque, etc., qui ne
séparaient pas le poète du musicien, ni le musicien du poète,
comme Amphion, Philamon, Démodocus, Terpandre, etc.
L'air
ne se rattachera par aucun lien au récitatif, mais le poète
moderne fera son possible pour y introduire à tout bout de champ
les mots de papillon, rossignol, caille,
nacelle, jasmin, violette, tigre,
lion, baleine, écrevisse, dindonneau,
chapon froid, etc., parce que de cette manière le poète
se fera connaître comme excellent philosophe, sachant distinguer
par expérience les propriétés des animaux, des plantes, des
fleurs, etc.
Avant
que l'opéra soit représenté sur la scène, le poète fera l'éloge
des musiciens, de la musique, du directeur, des instrumentistes,
des comparses, etc. Mais s'il n'a pas de succès, il devra au
contraire exagérer ses griefs contre les acteurs qui ne
l'ont pas interprété conformément à ses intentions, parce qu'ils
ne pensent qu'à chanter ; contre le maître de chapelle,
qui n'a pas compris la force des situations et s'est contenté
d'écrire des airs ; contre le directeur, qui par
une économie sordide l'a mis en scène avec un parcimonie ridicule ;
contre les instrumentistes et les comparses, qui tous étaient
ivres, etc., etc. Il protestera encore qu'il avait composé
le drame tout différemment ; qu'on a trouvé bon de supprimer
ou d'ajouter selon le jugement de ceux qui pouvaient commander
et qui n'y connaissaient rien, et particulièrement la première
dame (prima donna) impossible à contenter, et l'ours ;
qu'il en fera lire l'original ; que c'est à peine s'il
peut le reconnaître aujourd'hui, et si on ne le croit pas, qu'on
s'informe auprès de sa domestique ou de sa blanchisseuse qui,
la première et avant tout autre, l'a entendu et admiré.
Pendant
la répétition de l'opéra, il s'abstiendra de faire connaître
ses intentions aux acteurs, sachant bien qu'ils n'y prêtent
aucune attention et qu'ils ne font jamais que ce qui leur plaît.
Si
la pièce exigeait que l'un des personnages n'eût qu'un petit
rôle, le poète l'allongera dès que l'artiste ou son protecteur
lui en fera la demande ; la chose lui sera plus facile,
puisqu'il est convenu qu'il doit toujours avoir dans son portefeuille
des airs de tous genres pour satisfaire aux exigences des virtuoses.
Si
le sujet du drame voulait que deux époux se trouvassent ensemble
en prison et que l'un des deux dût mourir, il sera indispensable
que le survivant demeure en scène et chante un air sur des paroles
badines ou gaies, afin de dissiper la tristesse du public et
lui faire comprendre que tout cela est pour rire.
Quand
deux personnages devront échanger des serments d'amour ou tramer
des complots, des embûches, etc., ils ne le feront qu'en présence
des pages et des comparses.
Lorsqu'un
acteur devra écrire sur le théâtre, le poète fera apporter une
table et une chaise etc. au moyen d'un double changement de
scène, les fera enlever aussitôt la lettre écrite, parce qu'on
ne doit pas supposer que la table est un meuble appartenant
au lieu où l'on écrit. On observera les mêmes dispositions pour
les trônes, fauteuils, canapés, bancs de gazon, etc.
Dans
les appartements royaux, il fera danser des ballets de paysans,
et dans les bois des ballets de courtisans, en ayant soin que
tout puisse se passer dans un salon ou dans une basse-cour,
en Perse, en Egypte, etc.
S'il
arrivait que le poète moderne s'aperçût qu'un chanteur prononce
mal, il se gardera bien de le corriger ; car si l'acteur
s'avisait de parler franchement, il pourrait compromettre le
succès du libretto.
Si
les acteurs lui demandaient de quel côté ils doivent entrer
ou sortir, comment il faut remuer les bras ou s'habiller, il
les laisserait entrer, sortir, remuer et s'habiller comme il
leur plaira.
Dans
le cas où la coupe des vers d'un morceau ne plairait pas au
maître de chapelle, le poète la changera sur le champ ;
et si le musicien l'exige, il y introduira vents, tempêtes,
nuées, ouragans, vent d'est, vent d'ouest, vent du nord, etc.
La
plupart des airs devront être d'une longueur excessive afin
que la moitié du public ne se souvienne plus du commencement.
L'opéra
sera toujours composé de six personnages ; mais on s'arrangera
pour que deux ou trois rôles soient écrits de façon qu'au besoin
on puisse les supprimer sans nuire à l'intrigue du drame.
Le
rôle de père ou de tyran (s'il est le principal) devra toujours
être confié aux castrats ; on réservera pour les
ténors et les basses ceux de capitaines des gardes, de confident
du roi, de bergers, de messagers, etc.
Les
poètes de réputation médiocre seront employés au tribunal, facteurs,
surintendants, économes ; ils copieront des rôles, corrigeront
des épreuves et diront du mal l'un de l'autre.
Le
poète exigera du directeur une loge dont il louera la moitié
plusieurs mois avant que son opéra ne soit mis en scène ;
il se réservera l'autre moitié pour y conduire des masques
qu'il fera entrer sans payer.
Il
ira voir très souvent la prima donna, car il doit savoir
que, la plupart du temps, c'est d'elle que dépend le succès
de la pièce, bonne ou mauvaise ; il réglera son drame sur ses
idées ; il ajoutera ou supprimera, sur ses indications,
des parties entières de son rôle, de celui de l'ours ou autres
personnages. Il s'abstiendra de lui expliquer l'intrigue de
l'opéra, attendu que la virtuose moderne n'a besoin de
rien y comprendre ; tout au plus en parlera-t-il à madame
sa mère, à son père, à son frère ou à son protecteur.
Il
lira plusieurs fois sa pièce au maître de chapelle et lui indiquera
les endroits où le récitatif devra être lent, vif ou passionné ;
et, comme cela est indifférent au compositeur moderne, il lui
dira de faire précéder les airs de ritournelles très courtes,
d'y mettre peu de fioritures, mais de faire répéter plusieurs
fois les paroles pour que l'on apprécie mieux la poésie.
Il
sera d'une extrême politesse avec les instrumentistes, les tailleurs,
l'ours, les pages, les comparses, etc., et à tous recommandera
son opéra.
Etc.,
etc., etc., etc.