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Le Théâtre à la mode au XVIIIe siècle
(
Il Teatro alla Moda)
par

Benedetto Marcello
(chapitre 1, traduction par Ernest David, 1872 ,
 Fischbacher, Paris, 1890).)




 

 



 


 

 

AUX POÈTES.

Tout d'abord, le Poète moderne ne doit pas avoir lu ni lire jamais les anciens auteurs latins et grecs, par la raison bien simple que les anciens grecs et latins n'ont jamais lu les modernes.

Il ne devra pas connaître davantage la métrique du vers italien, mais en avoir seulement quelque notion superficielle qui lui ait appris que le vers se forme de sept ou de onze syllabes, et avec cette règle il pourra en composer à volonté de trois, de cinq, de neuf, de treize et même de quinze.

Il dira qu'il a étudié les mathématiques, le peinture, la chimie, ma médecine, le droit, etc., et affirmera que son génie l'a contraint à se faire poète, sans qu'il connût cependant les différents modes de bien accentuer, rimer, etc., ni les expressions poétiques, ni la fable, ni l'histoire. Le plus souvent il introduira dans ses oeuvres des termes particuliers aux sciences susdites ou  d'autres encore, qui n'ont rien de commun avec les principes de l'art poétique.

Il ne manquera pas de qualifier de Dante, de Pétrarque, d'Arioste une foule de poètes obscures, barbares, ennuyeux et par conséquent peu ou point dignes d'être imités. Il sera amplement fourni des diverses poésies modernes, dans lesquelles il puisera des sentiments, des pensées et des vers entiers, en traitant ce larcin d'imitation louable.

Avant de composer le livret d'un opéra, le poète moderne demandera au directeur une note détaillée lui indiquant le nombre de scènes qu'il veut avoir, afin de les intercaler toutes dans le drame. S'il doit y figurer des apprêts de festins, des sacrifices, des ciels sur la terre ou d'autres spectacles, il aura soin de s'entendre avec les machinistes pour savoir par combien d'airs, de monologues ou de dialogues il doit allonger les scènes, afin qu'ils aient toutes leurs aises pour préparer ce qui leur sera nécessaire, sans s'inquiéter que l'opéra pourra bien devenir languissant et ennuyer souverainement le public.

Bien qu'il doive écrire son poème vers par vers, il composera l'opéra entier sans se préoccuper de l'action, afin que le public, incapable d'en deviner l'intrigue, l'attende avec curiosité jusqu'à la fin. Le bon poète moderne s'arrangera pour que ses personnages sortent souvent sans motif ; il s'éloigneront l'un à la suite de l'autre après avoir chanté la canzonetta de rigueur.

Le poète ne s'enquerra jamais du talent des acteurs ; sa préoccupation essentielle sera de savoir si le directeur n'a pas négligé de se pourvoir d'un bon ours, d'un bon lion, de bons rossignols, de flèches, de tremblements de terre, d'éclairs, etc. Pour terminer l'opéra, il amènera une scène d'une décoration splendide, afin que le public ne parte pas avant la fin, et il ne manquera pas d'y ajouter le choeur habituel en l'honneur du soleil, de la lune, ou du directeur.

Il dédiera son livre à un grand personnage qu'il saura plus riche qu'instruit, et partagera ce que lui rapportera la dédicace avec un intermédiaire adroit, qui sera de préférence le cuisinier ou l'intendant de ce seigneur. Avant tout, il s'informera de la quantité et de la qualité des titres qui devront accompagner le nom de son patron au frontispice et les augmentera par des etc., etc. Si (comme il arrive le plus souvent) il ne trouvait dans le personnage rien qui fût digne d'être loué, il dira qu'il se tait pour ne pas effaroucher la modestie de son protecteur, mais que les trompettes retentissantes de la Renommée proclament d'un pôle à l'autre son nom glorieux ! Il terminera enfin par un acte de profondissime vénération en disant qu'il baise les sauts des puces des pattes des chiens de son Excellence!!!

Une chose fort utile pour le poète moderne sera de faire une préface dans laquelle il apprendra au lecteur que son opéra est une oeuvre de jeunesse, et s'il pouvait ajouter qu'il l'a terminée en quelques jours (bien qu'en réalité il ait mis plusieurs années), ce serait digne d'un vrai moderne, car il démontrerait ainsi qu'il s'est écarté tout-à-fait du précepte ancien : nonumque prematur in annum.

En semblable cas, il pourra déclarer aussi qu'il ne se livre à la poésie que pour son plaisir, afin de distraire son esprit fatigué par des travaux trop sérieux ; qu'il était loin de songer à publier son poème, mais que les conseils de ses amis et surtout les désirs de ses patrons l'ont décidé à le faire ; mais qu'il n'a été guidé ni par la pensée de s'attirer des louanges, ni par l'espérance du gain. Il ajoutera que les talents transcendants de ses interprètes, la célébrité du compositeur de la musique, l'habileté des comparses et de l' ours feront passer sur les défauts de son drame.

Dans l'exposition de l'argument, il écrira un long discours sur les règles de la tragédie et sur l'art poétique dans lequel il fera intervenir Sophocle, Euripide, Aristote, Horace, etc. Il ajoutera enfin que, s'il veut réussir, le poète moderne doit transgresser tous les bons préceptes pour aller de pair avec le génie de ce siècle corrompu, la licence du théâtre, l'extravagance des maîtres de chapelle, l'indiscrétion des musiciens, l'indélicatesse de l'ours, des comparses, etc. Il se gardera bien, dans l'explication, de négliger les trois points obligés du drame, savoir : le lieu, le temps, l'action ; car pour lui le lieu signifie le théâtre ; le temps, deux soirées sur les six de la semaine, et l'action, la ruine du directeur.

Il importe peu que le sujet de l'opéra soit historique ; toutes les histoires grecques et latines ayant été traitées déjà par les poètes anciens et par les meilleurs Italiens de la bonne époque, il appartient au poète moderne d'inventer une fable dans laquelle il fera entrer les mêmes réponses d'oracles, les mêmes naufrages, les mêmes augures néfastes par la consultation des entrailles des boeufs rôtis, etc.; etc. ; il suffira, pour les connaissances littéraires du public, qu'il donne à ses personnages des noms historiques. Tout le reste sera une invention de sa fantaisie, mais il mettra toute son attention à ce que le nombre des vers ne dépasse pas douze cents, y compris les airs.

Pour donner plus de relief à son opéra, le poète moderne s'appliquera à choisir un titre qui fasse pressentir l'action plus que le nom d'un simple personnage. Ainsi au lieu d'Amadis, de Berthe au camp, il dira, par exemple : l'Ingratitude généreuse, les Funérailles vengeresses, l'Ours en bateau, etc.

Il donnera pour accessoires à sa pièce des prisons, des poignards, des poisons, des lettres, des chasses à l'ours, des combats de taureaux, des tremblements de terre, des flèches, des sacrifices, etc., afin que le public soit fortement secoué par ces objets imprévus, et s'il pouvait amener une scène dans laquelle les acteurs endormis dans un bois verraient leur vie menacée en se réveillant (ce qui ne s'est jamais vu sur le théâtre italien), il aurait atteint le sublime du merveilleux.

Le poète moderne ne soignera pas le style du drame, en réfléchissant qu'il doit être entendu par la vile multitude, et afin de le rendre intelligible, il omettra les articles d'usage, il procédera par de longues et bizarres périodes, il multipliera les épithètes lorsqu'il s'agira d'achever un vers du récitatif ou de l'air. Il possédera une vaste collection de vieux ouvrages où il puisera sujets et scénarios ; il n'aura besoin d'en changer que les vers et quelques noms de personnages. Il pourra également transposer ses drames français en italien, mettre la prose en vers, tourner le tragique en comique, ajouter ou retrancher des rôles à la volonté du directeur ; il intriguera fortement pour qu'on lui donne à écrire des opéras, et s'il doit en inventer un nouveau, il s'adjoindra un autre poète auquel il apportera le sujet qu'ils versifieront ensemble, et il partageront le gain de la dédicace et de l'impression.

En général, il ne laissera pas le chanteur quitter la scène sans la canzonetta obligée, surtout lorsque d'après l'exigence du drame, l'acteur marchera à la mort ou qu'il devra avaler du poison, etc., etc.

Jamais il ne lira entièrement l'opéra au directeur ; il se contentera de lui en réciter quelques scènes à bâtons rompus ; il dira deux fois celle du poison, ou du sacrifice, ou de l'ours et il ajoutera que si une pareille scène manque son effet, il ne faudra plus lui parler de composer d'opéras.

Le bon poète moderne ne doit rien entendre à la musique, parce que cette connaissance était obligatoire chez les poètes de l'antiquité, selon Strabon, Pline, Plutarque, etc., qui ne séparaient pas le poète du musicien, ni le musicien du poète, comme Amphion, Philamon, Démodocus, Terpandre, etc.

L'air ne se rattachera par aucun lien au récitatif, mais le poète moderne fera son possible pour y introduire à tout bout de champ les mots de papillon, rossignol, caille, nacelle, jasmin, violette, tigre, lion, baleine, écrevisse, dindonneau, chapon froid, etc., parce que de cette manière le poète se fera connaître comme excellent philosophe, sachant distinguer par expérience les propriétés des animaux, des plantes, des fleurs, etc.

Avant que l'opéra soit représenté sur la scène, le poète fera l'éloge des musiciens, de la musique, du directeur, des instrumentistes, des comparses, etc. Mais s'il n'a pas de succès, il devra au contraire exagérer ses griefs contre les acteurs qui ne l'ont pas interprété conformément à ses intentions, parce qu'ils ne pensent qu'à chanter ; contre le maître de chapelle, qui n'a pas compris la force des situations et s'est contenté d'écrire des airs ; contre le directeur, qui par une économie sordide l'a mis en scène avec un parcimonie ridicule ; contre les instrumentistes et les comparses, qui tous étaient ivres, etc., etc. Il protestera encore qu'il avait composé le drame tout différemment ; qu'on a trouvé bon de supprimer ou d'ajouter selon le jugement de ceux qui pouvaient commander et qui n'y connaissaient rien, et particulièrement la première dame (prima donna) impossible à contenter, et l'ours ; qu'il en fera lire l'original ; que c'est à peine s'il peut le reconnaître aujourd'hui, et si on ne le croit pas, qu'on s'informe auprès de sa domestique ou de sa blanchisseuse qui, la première et avant tout autre, l'a entendu et admiré.

Pendant la répétition de l'opéra, il s'abstiendra de faire connaître ses intentions aux acteurs, sachant bien qu'ils n'y prêtent aucune attention et qu'ils ne font jamais que ce qui leur plaît.

Si la pièce exigeait que l'un des personnages n'eût qu'un petit rôle, le poète l'allongera dès que l'artiste ou son protecteur lui en fera la demande ; la chose lui sera plus facile, puisqu'il est convenu qu'il doit toujours avoir dans son portefeuille des airs de tous genres pour satisfaire aux exigences des virtuoses.

Si le sujet du drame voulait que deux époux se trouvassent ensemble en prison et que l'un des deux dût mourir, il sera indispensable que le survivant demeure en scène et chante un air sur des paroles badines ou gaies, afin de dissiper la tristesse du public et lui faire comprendre que tout cela est pour rire.

Quand deux personnages devront échanger des serments d'amour ou tramer des complots, des embûches, etc., ils ne le feront qu'en présence des pages et des comparses.

Lorsqu'un acteur devra écrire sur le théâtre, le poète fera apporter une table et une chaise etc. au moyen d'un double changement de scène, les fera enlever aussitôt la lettre écrite, parce qu'on ne doit pas supposer que la table est un meuble appartenant au lieu où l'on écrit. On observera les mêmes dispositions pour les trônes, fauteuils, canapés, bancs de gazon, etc.

Dans les appartements royaux, il fera danser des ballets de paysans, et dans les bois des ballets de courtisans, en ayant soin que tout puisse se passer dans un salon ou dans une basse-cour, en Perse, en Egypte, etc.

S'il arrivait que le poète moderne s'aperçût qu'un chanteur prononce mal, il se gardera bien de le corriger ; car si l'acteur s'avisait de parler franchement, il pourrait compromettre le succès du libretto.

Si les acteurs lui demandaient de quel côté ils doivent entrer ou sortir, comment il faut remuer les bras ou s'habiller, il les laisserait entrer, sortir, remuer et s'habiller comme il leur plaira.

Dans le cas où la coupe des vers d'un morceau ne plairait pas au maître de chapelle, le poète la changera sur le champ ; et si le musicien l'exige, il y introduira vents, tempêtes, nuées, ouragans, vent d'est, vent d'ouest, vent du nord, etc.

La plupart des airs devront être d'une longueur excessive afin que la moitié du public ne se souvienne plus du commencement.

L'opéra sera toujours composé de six personnages ; mais on s'arrangera pour que deux ou trois rôles soient écrits de façon qu'au besoin on puisse les supprimer sans nuire à l'intrigue du drame.

Le rôle de père ou de tyran (s'il est le principal) devra toujours être confié aux castrats ; on réservera pour les ténors et les basses ceux de capitaines des gardes, de confident du roi, de bergers, de messagers, etc.

Les poètes de réputation médiocre seront employés au tribunal, facteurs, surintendants, économes ; ils copieront des rôles, corrigeront des épreuves et diront du mal l'un de l'autre.

Le poète exigera du directeur une loge dont il louera la moitié plusieurs mois avant que son opéra ne soit mis en scène ; il se réservera l'autre moitié pour y conduire des masques qu'il fera entrer sans payer.

Il ira voir très souvent la prima donna, car il doit savoir que, la plupart du temps, c'est d'elle que dépend le succès de la pièce, bonne ou mauvaise ; il réglera son drame sur ses idées ; il ajoutera ou supprimera, sur ses indications, des parties entières de son rôle, de celui de l'ours ou autres personnages. Il s'abstiendra de lui expliquer l'intrigue de l'opéra, attendu que la virtuose moderne n'a besoin de rien y comprendre ; tout au plus en parlera-t-il à madame sa mère, à son père, à son frère ou à son protecteur.

Il lira plusieurs fois sa pièce au maître de chapelle et lui indiquera les endroits où le récitatif devra être lent, vif ou passionné ; et, comme cela est indifférent au compositeur moderne, il lui dira de faire précéder les airs de ritournelles très courtes, d'y mettre peu de fioritures, mais de faire répéter plusieurs fois les paroles pour que l'on apprécie mieux la poésie.

Il sera d'une extrême politesse avec les instrumentistes, les tailleurs, l'ours, les pages, les comparses, etc., et à tous recommandera son opéra.

Etc., etc., etc., etc.

La date exacte de la publication de Il Teatro alla Moda est inconnue mais se situe vers 1720.

Cette satire est une des meilleures approches de l'opéra italien que l'on puisse trouver, car bien qu'elle en exagère tous les travers, elle en dresse un tableau très vivant.