Traité
du Sublime,
Chapitre II - S'il y a un art du Sublime ; et des trois vices
qui lui sont opposés.
2.1. Il faut voir
d'abord s'il y a un art particulier du Sublime. Car il se trouve
des gens qui s'imaginent que c'est une erreur de le vouloir
réduire en art, et d'en donner des préceptes. Le Sublime, disent-ils,
naît avec nous, et ne s'apprend point. Le seul art pour y parvenir,
c'est d'y être né, et même, à ce qu'ils prétendent, il y a des
ouvrages que la nature doit produire toute seule. La contrainte
des préceptes ne fait que les affaiblir, et leur donner une
certaine sécheresse qui les rend maigres et décharnés.
2.2 Mais je soutiens,
qu'à bien prendre les choses, on verra clairement tout le contraire.
Et à vrai dire, quoique la nature ne se montre jamais plus libre
que dans les discours sublimes et pathétiques, il est pourtant
aisé de reconnaître qu'elle ne se laisse pas conduire au hasard,
et qu'elle n'est pas absolument ennemie de l'art et des règles.
J'avoue que dans toutes nos productions il la faut toujours
supposer comme la base, le principe et le premier fondement.
Mais aussi il est certain que notre esprit a besoin d'une méthode
pour lui enseigner à ne dire que ce qu'il faut, et à le dire
en son lieu ; et que cette méthode peut beaucoup contribuer
à nous acquérir la parfaite habitude du Sublime. Car comme les
vaisseaux son en danger de périr, lorsqu'on les abandonne à
leur seule légèreté, et qu'on ne sait pas leur donner la charge
et le poids qu'ils doivent avoir : il en est ainsi du Sublime,
si on l'abandonne à la seule impétuosité d'une nature ignorante
et téméraire. Notre esprit assez souvent n'a pas moins besoin
de bride que d'éperon.
2.3. Démosthène
dit en quelque endroit que le plus grand bien qui puisse nous
arriver dans la vie, c'est d'être heureux : mais qu'il en est
un autre qui n'est pas moindre et sans lequel ce premier ne
saurait subsister, qui est de savoir se conduire avec prudence.
Nous en "pouvons dire autant à l'égard du discours. La
nature est ce qu'il y a de plus nécessaire pour arriver au Grand
: Cependant si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une
aveugle qui ne sait où elle va..."
3.1. Telles sont
ces pensées : Les torrents entortillés de flammes, vomir contre
le ciel, faire de Borée son joueur de flûtes, et toutes les
autres façons de parler dont cette pièce est pleine. Car elle
ne sont pas grandes et tragiques, mais enflées et extravagantes.
Toutes ces phrases ainsi embarrassées de vaines imaginations
troublent et gâtent plus un discours qu'elles ne servent à l'élever.
De sorte qu'à les regarder de près et au grand jour, ce qui
paraissait d'abord si terrible, devient tout à coup sot et ridicule.
Que si c'est un défaut insupportable dans la tragédie, qui est
naturellement pompeuse et magnifique, que de s'enfler mal à
propos, à plus forte raison doit-il être condamné dans le discours
ordinaire.
3.2. De là vient
qu'on s'est raillé de Gorgias pour avoir appelé Xerxès le Jupiter
des Perses, et les vautours, des sépulcres animés. On n'a pas
été plus indulgent pour Callisthène, qui en certains endroits
de ses écrits ne s'élève pas proprement, mais se guinde si haut
qu'on le perd de vue. De tous ceux-là pourtant je n'en vois
point de si enflés que Clitarque. Cet auteur n'a que du vent
et de l'écorce. Il ressemble à un homme qui, pour me servir
des termes de Sophocle, "ouvre une grande bouche pour souffler
dans une petite flûte". Il faut faire le même jugement
d'Amphicrate, d'Hégésias et de Matris. Ceux-ci quelquefois s'imaginant
qu'ils sont épris d'un enthousiasme et d'une fureur divine,
au lieu de tonner, comme ils pensent, ne font que niaiser et
que badiner comme des enfants.
3.3 - Et certainement
en matière d'éloquence il n'y a rien de plus difficile à éviter
que l'Enflure. Car comme en toutes choses naturellement nous
cherchons le Grand, et que nous craignons surtout d'être accusés
de sécheresse ou de peu de force il arrive, je ne sais comment,
que la plupart tombent dans le vice, fondés sur cette maxime
commune : Dans un noble projet on tombe noblement.
3.4 - Cependant
il est certain que l'Enflure n'est pas moins vicieuse dans les
discours que dans les corps. Elle n'a que de faux dehors et
une apparence trompeuse ; mais au-dedans elle est creuse et
vide, et fait quelquefois un effet tout contraire au Grand.
Car, comme on dit fort bien : "il n'y rien de plus sec
qu'un hydropique".
Au reste, le défaut du style enflé, c'est de vouloir aller au-delà
du Grand. Il en est tout au contraire du Puéril. Car il n'y
a rien de si bas, de si petit, ni de si opposé à la noblesse
du discours.
Qu'est-ce donc que puérilité ? Ce n'est visiblement autre chose
qu'une pensée d'écolier, qui, pour être trop recherchée, devient
froide. C'est le vice où tombent ceux qui veulent toujours dire
quelque chose d'extraordinaire et de brillant ; mais surtout
ceux qui cherchent avec tant de soins le plaisant et l'agréable
: Parce qu'à la fin, pour s'attacher trop au style figuré, ils
tombent dans une sorte d'affectation.
3.5. Il y a encore
un troisième défaut opposé au Grand, qui regarde le Pathétique.
Théodore l'appelle "une fureur hors saison", lorsqu'on
s'échauffe mal à propos, ou qu'on s'emporte avec excès, quand
le sujet ne permet que de s'échauffer médiocrement. En effet,
on voit très souvent des orateurs, qui comme s'ils étaient ivres,
se laissent emporter à des passions qui ne conviennent point
à leur sujet, mais qui leur sont propres, et qu'ils ont apportées
de l'école : si bien que comme on n'est point touché de ce qu'ils
disent, ils se rendent à la fin odieux et insupportables. Car
c'est ce qui arrive nécessairement à ceux qui s'emportent et
se débattent mal à propos devant des gens qui ne sont point
du tout émus. Mais nous parlerons en un autre endroit de ce
qui concerne les passions.