La
Cleopatre Captive d'Estienne Jodelle est la première
tragédie écrite en français et représentée en France. Jodelle
n'a pas créé le genre : quelques érudits en avaient déjà
donné la théorie, déterminé les caractères et les conditions.
Mais il a donné et fait applaudir le premier modèle : tel
est son vrai mérite ; tel fut son titre de gloire aux yeux
de ses contemporains.
Les
témoignages qu'ils nous ont laissés attestent l'importance de
ce grand événement littéraire ; le plus précis est donné
par Estienne Pasquier (Recherches de la France, livre
VII, ch. 7) : "Quant à la Comedie et Tragedie, dit-il,
nous en devons le premier plan à Estienne Jodelle. Il fit deux
Tragedies, la Cleopatre, la Didon, et deux Comedies,
la Rencontre et l'Eugéne. Ceste Comedie et la
Cleopatre furent representées devant le Roy Henry, en
l'Hostel de Reims, avec un grand applaudissement de toute la
compagnie. Et depuis encore au College de Boncourt, où toutes
les fenestres estoient tapissées d'une infinité de personnages
d'honneur, et la cour si pleine d'escoliers que les portes du
College en regorgeoient. Je le dis comme celuy qui y estois
present, avec le grand Tornebus, en une mesme chambre. Et les
entreparleurs estoient tous hommes de nom : car mesme Remy
Belleau et Jean de la Peruse jouoient les principaux roullets.
Tant estoit lors en reputation Jodelle envers eux..."
Est.
Pasquier indique nettement deux représentations distinctes ;
mais de la date de ces représentation, il ne dit rien.
Les autres témoignages contemporains ne concordent pas ;
Charles de la Mothe, qui publia plus tard les oeuvres de Jodelle,
ou du moins le premier volume, indique l'année 1552 ;
le poète Baïf, 1553. Le désaccord n'est sans doute qu'apparent :
il ne faut pas oublier en effet que jusqu'en l'année 1564 l'année
commence à Pâques, et dès lors les trois premiers mois de l'année
1553, nouveau style, appartiennent à l'année 1552, ce qui laisse
une certaine latitude dans l'interprétation des dates indiquées.
Or, selon l'hypothèse la plus vraisemblable, voici dans quelles
circonstances auraient été données les deux représentations
dont parle Pasquier.
La
première eut lieu devant le roi, à "l'hôtel de Reims",
c'est-à-dire sans doute à l'hôtel des archevêques de Reims,
dans une fête donnée probablement par Charles de Guise, alors
archevêque de Reims et futur cardinal de Lorraine, qui avait
présenté Jodelle au roi Henri II : G. Lanson suppose que
ce fut à l'occasion de la levée du siège de Metz dont le héros
était le frère même de l'archevêque (1er janvier 1552, ancien
style, ou 1553, n.s.). Pour témoigner sa satisfaction de cette
représentation théâtrale, Henri donna à Jodelle, dit Brantôme,
"cinq cens escus à son epargne et outre lui fit tout plein
d'autres grâces, d'autant que c'estoit chose nouvelle et tres
belle et rare".
"Depuis
encore", dit Pasquier, c'est-à-dire plus tard, une seconde
fois, la Cleopatre fut représentée dans la cour du Collège
de Boncour, dont le principal était Pierre Galand, chanoine
de N.-D. de Paris, et professeur d'éloquence, puis de grec au
Collège Royal : ce fut sur un théâtre improvisé et la pièce
ne fut pas jouée comme devant le roi avec toute la magnificence
de la scène antique, "magnifico veteris scenae apparatu",
dit Sainte-Marthe. Mais devant ce nouveau public de savants,
de poètes, d'étudiants, le succès ne fut pas moins éclatant ;
c'est de cette seconde représentation qu'Est. Pasquier, qui
en fut l'un des spectateurs, nous fait le curieux récit où l'émotion
et l'enthousiasme se laissent encore deviner. Cette représentation
semble se placer quelques semaines après la précédente, en tous
cas, peu avant le mardi gras de 1553.
Jodelle
reçut "de si grands applaudissements, di Scévole de Sainte-Marthe,
que toute la France fut bien tost remplie du bruit de son nom".
Ce fut en même temps le triomphe de la Pléiade : elle n'était
encore qu'à ses débuts, et, depuis la Deffense, elle
n'avait pas encore fait paraître beaucoup d'oeuvres : Ronsard
avait donné seulement son premier recueil d'Odes (1550),
et du Bellay son Olive et quelques Odes ; Jodelle,
qui n'était âgé que de vingt ans, n'avait encore rien publié ;
les autres poètes étaient aussi jeunes. On devine quel fut leur
enthousiasme ; le succès de la Cleopatre, qui consacrait
leur tentative, exaltait leur fierté et leurs espérances.
Pour
fêter Jodelle, que tous mettaient alors au même rang que Ronsard,
et pour célébrer sa victoire, qui est aussi la leur, ils se
réunirent en un banquet resté fameux. Une poésie ordinairement
attribuée à Ronsard (Livret de Folastries, ed. de 1584,
p. 43. sq.), mais qui semble plutôt de Bertrand Bergier, nous
donne les noms des plusieurs convives : c'est, avec Jodelle
et Ronsard, Antoine de Baïf, Remy Belleau, Claude Collet, Vergesse,
Antoine Leconte, Pierre de Paschal, Muret, à qui il faut joindre,
sans doute, Bertrand Bergier, Jean de la Péruse, Amadys Jamyn,
Scévole de Sainte-Marthe ; bref, il y avait là "cinquante
gens de bien", dit Ronsard, "l'eslite des beaux esprits
d'alors", dit Claude Garnier, l'annotateur de Ronsard.
On se plut à donner à cette fête un air d'antiquité ; un
bouc était à Athènes le prix offert au vainqueur dans les concours
de tragédie ; on eut l'idée de présenter au nouveau "Sophocle"
un bouc couronné de fleurs. Voici le récit que nous a laissé
Ronsard ;
Ja
la nappe estoit mise, et la table garnie
Se bordoit d'une saincte et docte compagnie,
Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé
Le père du troupeau à long poil hérissé :
Il venoit à grands pas ayant la barbe peinte,
D'un chapelet de fleurs la teste il avoit ceinte,
Le bouquet sur l'oreille et bien fier se sentoit
De quoy telle jeunesse ainsi le presentoit :
Puis il fut rejetté pour chose mesprisée,
Après qu'il eut servi d'une longue risée.
Baïf
récita des dithyrambes composés à la louange de Jodelle, et
entremêlés à la mode antique d'invocations dionysiaques que
reprenaient les convives, "Satyres antirsez",
Crians :
iach ia ha !
Evoe ! iach ia ha !
On
fit grand bruit autour de ces fantaisies exubérantes, et les
jeunes érudits eurent à se défendre contre des calomnies qui
nous paraissent aujourd'hui ridicules. Des partisans de la Réforme,
poètes ou prédicants, virent là une tentative de restauration
du paganisme ; Ronsard comme le chef et l'aîné, fut particulièrement
visé ; il fut accusé d'avoir "fait sacrifice"
d'un bouc. A la vigueur de sa riposte, on juge que le poète
ne fut pas insensible à la perfidie de l'attaque :
Tu
dis, en vomissant desur moy ta malice,
Que j'ay fait d'un grand Bouc à Bacchus sacrifice ;
Tu mens impudemment...
L'incident
n'eut pas de suites ; mais il prouve que les tentatives
de la Pléiade avaient suscité, en ces temps troublés, de singulières
défiances ; ou, s'il ne faut voir là que jalousies de "pervers
scandaleux envieux", comme dit Baïf, tout ce tapage à l'occasion
de la tragédie de Jodelle atteste, autant que les applaudissements,
l'importance donnée par les contemporains à cet événement.
Le
succès de Cleopatre dépassa de beaucoup sa valeur littéraire :
cette tragédie ne peut être comparée, même de loin, aux chefs-d'oeuvre
qui, plus tard, devaient signaler chaque renouvellement de l'art
dramatique. Elle porte des traces nombreuses d'improvisation :
le poète n'a pas choisi avec soin ses mots ; souvent il
les prend et les place au hasard et l'expression n'est pas toujours
correcte. Le style ne manque pas de mouvement, ni de chaleur ;
mais il manque parfois de netteté, surtout d'éclat et de poésie.
Ces faiblesses frappèrent même les contemporains qui applaudirent
la pièce. Colletet se fait l'écho de leurs critiques quand il
dit : "Quoique son style fust un peu rude et qu'il
n'eust pas toutes les graces et les clartez que l'on eust pu
desirer, si est-ce que la nouveauté de l'ouvrage pleust infiniment
au monde..." ; or Colletet ne fait que traduire le
texte latin de Scévole de Sainte-Marthe. Que dire de la versification ?
Sans parler des choeurs, qui sont la partie la plus faible de
l'oeuvre, il faut remarquer que Jodelle n'a pas su quel mètre
adopter pour sa tragédie : dans le premier acte, il emploie
des alexandrins et uniquement des rimes féminines ; dans le
deuxième et le troisième, ce sont des décasyllabes avec des
rimes masculines et féminines mélangées au hasard ; les
alexandrins reparaissent dans le quatrième acte, et les décasyllabes
dans le cinquième. Toutes ces incertitudes témoignent d'une
exécution hâtive. Sans doute Jodelle avait la réputation de
tout faire "promptement sans estude et sans labeur,"
comme l'avouent ses amis mêmes (Préface de l'édition de 1574).
Cependant Didon paraît plus soignée ; on y trouve
plus d'invention, le style en est plus soigné, la versification
en est uniforme, toute en alexandrins. On est amené à se demander
si, dans Cleopatre, le jeune poète n'a fait que céder
à des habitudes d'insouciante improvisation, ou si les circonstances
l'ont obligé à précipiter son travail.
Jodelle
a tiré sa tragédie de Plutarque, qui jouissait alors d'une grande
popularité et dont beaucoup d'érudits, connus ou inconnus, avaient
entrepris la traduction. Si Amyot ne fit paraître la sienne
que plus tard, il y travaillait depuis longtemps ; avant lui,
Lazare de Baïf avait commencé une traduction que Georges de
Selve continua et dont on donna plusieurs éditions (1543, 1547,
1548). Pour revenir à la Cleopatre de Jodelle, je remarque
que parmi les traductions anonymes, restées manuscrites, l'une
des plus anciennes (Bibl. nat., fonds fr., 1398) est précisément
intitulée "la vie et faicts de Marc Antoine le triumvir
et de samie Cleopatra translatez de l'hystorian Plutarque".
C'est le fils même du grand helléniste, le poète Antoine de
Baïf, qui avait eu le premier l'idée d'une tragédie de Cleopatre,
si l'on en croit Vauquelin de la Fresnaye : "moi present",
dit-il, Jodelle fit représenter sa Cleopatre,
Encor
que de Baïf un si brave argument
Eust entre nous esté choisy premierement.
Baïf
avait-il eu vraiment l'intention de composer cette tragédie
? N'avait-il fait que choisir le sujet avec ses amis ?
On aimerait savoir si le mérite de ce choix revient à Jodelle
et comment il fut amené à le traiter. Ce qui importe davantage,
c'est la façon même dont il l'a traité. Si le sujet était très
connu et, pour ainsi dire, attendu, le poète pouvait-il facilement
modifier les données de Plutarque ? Les spectateurs attendaient-ils
même plus qu'une adaptation dramatique et versifiée ? Ce
qui est certain, c'est que Jodelle a suivi le texte original,
sans presque rien y changer : il a simplement imaginé,
- et l'idée était ingénieuse, - qu'au début de la
tragédie Antoine est mort ; c'est le sort de Cléopâtre
qui fait uniquement le sujet de la pièce. Au premier acte, l'ombre
d'Antoine expose ses malheurs et fait pressentir
la fin de Cléopâtre. Mais dans tout le reste de la pièce, Jodelle
n'a guère fait que paraphraser ou traduire Plutarque :
parfois, et surtout au début, il rapproche des indications dispersées ;
le plus souvent, et à mesure que la pièce avance, il suit l'original
pas à pas. Dans cette adaptation scénique, Jodelle ne fait guère
preuve d'imagination créatrice ; du moins il a su découper,
de façon habile et même intéressante, les données de Plutarque :
il a mis au premier plan le personnage de Cléopâtre, dont les
complaintes souvent pathétiques remplissent presque entièrement
cette tragédie élégiaque.
L'oeuvre
de Jodelle a surtout une valeur documentaire : elle nous révèle
la conception que les novateurs et leurs partisans se faisaient
du genre renouvelé, elle nous offre aussi une ébauche de ce
que sera dans ses traits généraux la tragédie classique.
Précisément parce que Jodelle n'a pas écrit un chef-d'oeuvre
ni montré des qualités éminentes ni même très personnelles,
sa Cleopatre est plus significative, plus révélatrice
que les tragédies plus riches d'imagination, d'émotion ou d'invention
qui suivirent. On y voit mieux les caractères essentiels, et
pour ainsi dire théoriques, de la tragédie nouvelle.
Tout
d'abord elle ne s'adresse pas à la foule comme les moralités
su Moyen Age ; c'est une oeuvre savante destinée à une
élite. Elle vise à rassembler les formes les plus nobles de
la poésie et les enseignements de la sagesse humain : elle
sera lyrique et morale. De là tout d'abord l'introduction et
l'importance des choeurs : ils ne sont pas simplement une imitation
de l'antiquité et un élément indispensable du genre ; ils ne
servent pas seulement d'«entremets», ou d'intermèdes pour séparer
les genres, comme dit Robert Garnier (préface du Bradamante)
; ils permettent surtout au poète de déployer toutes les richesses
de la "grande poésie", c'est-à-dire, suivant les idées
de la Pléiade, de la poésie lyrique. De plus, dans les choeurs
prennent naturellement place les développements moraux ;
or si tout grand ouvrage, comme dit du Bellay, doit être rempli
de "graves sentences", la tragédie tout particulièrement
sera, suivant le précepte de Ronsard, "didascalique et
enseignante" : de là donc ces lieux communs de morale
éternelle où puisent à la fois la poésie et l'éloquence ;
avec la mythologie, il forment la matière des choeurs de Cleopatre ;
ailleurs et dans les tragédies de Robert Garnier, par exemple,
ils remplissent non seulement les choeurs, mais encore, en s'enchaînant,
des scènes entières et parfois même tout un acte. Ces éléments
caractéristiques de l'époque seront peu à peu éliminés, ou singulièrement
réduits : la tragédie de Corneille sera encore morale, mais
d'une moralité qui dépasse celle des lieux communs ; la
tragédie de Racine sera dans quelque mesure lyrique, mais d'un
lyrisme moins verbal, moins conventionnel, plus profond et,
sous une forme plus discrète, plus poétique. C'est par d'autres
caractères, plus essentiellement dramatiques, que se définit
la tragédie classique.
On
peut du moins en reconnaître les traits généraux extérieurs,
et comme première image, dans la Cleopatre. Ce que feront
nos grand poètes tragiques, c'est en partie ce qu'a fait Jodelle :
il a emprunté son sujet à l'antiquité classique, il a concentré
l'intérêt sur un seul personnage autour duquel les autres -
en petit nombre - ne jouent qu'un rôle d'interlocuteurs ;
la pièce est divisée en cinq actes pour que soit marquée et
graduée aux yeux des spectateurs la succession des événements ;
l'action suit une marche simple, directe, rapide, s'accomplit
en un même lieu, commence et s'achève en quelques heures ;
ce n'est pas une des moindres curiosités de cette première tragédie
que d'offrir déjà réalisées les unités qui susciteront tant
de querelles au siècle suivant. Bref, dans la Cleopatre
on trouve déjà la construction de la tragédie classique, mais
à vrai dire une ébauche encore imparfaite et grossière de ce
qui deviendra une grande oeuvre.
Le
mérite de Jodelle est donc surtout d'avoir osé, et d'avoir réalisé :
il a prouvé que la tragédie était viable, et comme l'a si bien
dit Pasquier, il a donné "le premier plant" d'un genre
éminemment français que devaient illustrer tant de chefs-d'oeuvre.