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Le Baron d'Otrante
opera buffa
en trois actes

Livret de Voltaire




 

 



 


 

Acteurs chantants

LE BARON D'OTRANTE.
IRENE.
UNE GOUVERNANTE.
ABDALLA, corsaire Turc.
CONSEILLERS PRIVES DU BARON.
HOBEREAUX ET FILLES D'OTRANTE.

(La scène est dans le château du Baron)

 

ACTE PREMIER

(Le théâtre représente salon magnifique.)

Scène I.

LE BARON, seul, en robe de chambre, couché sur un lit de repos.
(Il chante)
Ah! que je m'ennuie !
Je n'ai point encore eu de plaisir ce matin.
(Il se lève, et se regarde au miroir.)
On m'assure pourtant que les jours de ma vie
Doivent couler, couler sans ombre de chagrin.
Je prétends qu'on me réjouisse
Dès que j'ai le moindre désir.
Hola ! mes gens, qu'on m'avertisse
Si je puis avoir du plaisir.

 

Scène II.

LE BARON, UN CONSEILLER PRIVE, en grande perruque, en habit feuille-morte et en manteau noir ; il entre une foule de hobereaux et de filles d'Otrante.

LE CONSEILLER.
Monseigneur, notre unique envie
Est de vous voir heureux dans votre Baronnie :
Adorons dans nos maux le Dieu de l'univers.
D'un seigneur tel que vous c'est l'unique destin.

LE BARON.
Ah ! que je m'ennuie !
Je n'ai point encore eu de plaisir ce matin.
(On habille monseigneur.)

LE CONSEILLER.
C'est aujourd'hui le jour où le ciel a fait naître
Dans ce fameux château notre adorable maître.
Nous célébrons ce jour par des jeux bien brillants...

LE BARON.
Et quel âge ai-je donc ?

LE CONSEILLER.
Vous avez dix-huit ans.

LE BARON.
Ah ! me voilà majeur !

LE CONSEILLER.
Les barons à cet âge
De leur majorité font le plus noble usage ;
Il ont tous de l'esprit, ils sont pleins de bon sens ;
Il font, quand il leur plaît, la guerre aux musulmans,
Rançonnent leurs vassaux à leurs ordres tremblants ;
Vident leurs coffres-forts, ou coupent leurs oreilles ;
Ils n'entreprennent rien dont on ne vienne à bout.
Ils font tout d'un seul mot, bien souvent rien du tout ;
Et quand ils sont oisifs ils font toujours merveilles.

LE BARON.
On me l'a toujours dit : je fus bien élevé.
Or ça, répondez-moi, mon conseiller privé :
Ai-je beaucoup d'argent ?

LE CONSEILLER.
Fort peu ; mais on peut prendre
Celui de vos fermiers, et même sans le rendre.

LE BARON.
Et des soldats ?

LE CONSEILLER.
Pas un ; mais en disant deux mots
Tous les manants d'ici deviendront des héros.

LE BARON.
Ai-je quelques galères ?

LE CONSEILLER.
Oui, seigneur ; Votre altesse
A des bois, une rade, et quand elle voudra
On fera des vaisseaux ; l'Hellespont tremblera ;
Elle sera des mers souveraine maîtresse.

BARON.
Je me vois bien puissant.

LE CONSEILLER.
Nul ne l'est plus que vous.
Seigneur, goûtez en paix ce destin noble et doux :
Ne vous mêlez de rien, chacun pour vous travaille.

LE BARON.
Etant si fortuné, d'où vient donc que je baille ?

LE CONSEILLER.
Seigneur, ces bâillements sont l'effet d'un grand coeur
Qui se sent au-dessus de toute sa grandeur.
Ce beau jour de gala, ce beau jour de naissance
Célèbre son bonheur ainsi que son pouvoir ;
Et monseigneur, sans doute aura la complaisance
De prendre du plaisir, puisqu'il en veut avoir.
Vous serez harangué ; c'est le premier devoir :
Les spectacles suivront ; c'est notre antique usage.

LE BARON.
Tout cela bien souvent fait bâiller davantage ;
Les harangues surtout ont ce dont merveilleux.
O ciel ! Je vois Irène arriver en ces lieux !
Irène, si matin, vient me rendre visite !
Mes conseillers privés, qu'on s'en aille au plus vite.
Les harangues pour moi sont des soins superflus :
Ma cousine paraît ; je ne bâillerai plus.

 

Scène III.

LE BARON, IRENE.

LE BARON, chante.
Belle Irène, belle cousine,
Ma langueur chagrine
S'en va quand je te vois :
L'amour vole à ta voix ;
Tes yeux m'inspirent l'allégresse,
Ton coeur fait mon destin :
Tout m'ennuyait, tout m'intéresse ;
Je commence à goûter du plaisir ce matin,
Mais répondez-moi donc en chansons, belle Irène ;
C'est dans ces lieux chéris une loi souveraine
Dont ni berger ni roi ne se peut écarter ;
Si l'on y parle un peu, ce n'est que pour chanter.
Vous avez une voix si tendre et si touchante !

IRENE.
Il n'est point à propos, mon cousin, que je chante ;
Je n'en ai nulle envie ; on pleure dans Otrante :
Vos conseillers privés prennent tout notre argent ;
Vous ne songez à rien et l'on vous fait accroire
Que tout le monde est fort content.

LE BARON.
Je le suis avec vous, j'y mets toute ma gloire.

IRENE.
Sachez que pour me plaire il vous faudra changer :
D'une mollesse indigne il faut vous corriger ;
Sans cela point de mariage.
Vous avez des vertus, vous avez du courage ;
La nonchalance a tout gâté :
On ne vous a donné que des leçons stériles ;
On s'est moqué de vous, et votre oisiveté
Rendra vos vertus inutiles.

LE BARON.
Mes conseillers privés...

IRENE.
Seigneur sont de fripons
Qui vous avaient donné de méchantes leçons,
Et qui vous nourrissaient d'orgueil et de fadaise,
Pour mieux pouvoir piller la baronnie à l'aise.

LE BARON.
Oui, l'on m'élevait mal ; oui, je m'en aperçois,
Et je me sens tout autre alors que je vous vois.
On ne m'a rien appris, le vide est dans ma tête ;
Mais mon coeur plein de vous, et plein de ma conquête,
Me rendra digne enfin de plaire à vos beaux yeux ;
Etant aimé de vous, j'en vaudrai beaucoup mieux.

IRENE.
Alors, seigneur, alors, à vos vertus rendue,
Je reprendrai pour vous la voix que j'ai perdue.

(Elle chante.)

Pour jamais je vous chérirai ;
De tout mon coeur je chanterai :
Amant charmant, aimez toujours Irène :
Régnez sur tous les coeurs, et préférez le mien ;
Que le temps affermisse un si tendre lien,
Que le temps redouble ma chaîne !

(Tous deux ensemble.)

Non je ne m'ennuirai jamais ;
J'aimerai toute ma vie.
Amour, amour, lance tes traits,
Lance tes traits
Dans mon âme ravie.
Non, je ne m'ennuierai jamais ;
J'aimerai toute ma vie.

(On entend une grande rumeur et des cris.)

IRENE.
O ciel ! quels cris affreux !

LE BARON.
Quel tumulte ! quel bruit !
Quel étrange gala ! chacun court, chacun fuit.

 

Scène IV.

LE BARON, IRENE, UN CONSEILLER PRIVE.

LE CONSEILLER.
Ah ! seigneur, c'en est fait : les Turcs sont dans la ville.

IRENE.
Les Turcs !

LE BARON.
Est-il bien vrai ?

LE CONSEILLER.
Vous n'avez plus d'asile.

LE BARON.
Comment cela ? Par où sont-ils donc arrivés ?

IRENE.
Voilà ce qu'ont produit vos conseillers privés.

LE BARON.
Allez dire à mes gens qu'on fasse résistance ;
Je cours les seconder.

LE CONSEILLER.
Seigneur, votre grandeur
De son rang glorieux doit garder la décence.

IRENE.
Hélas ! ma gouvernante et mes filles d'honneur
Viennent de tous côtés, et sont toutes tremblantes.

 

Scène V.

LES PRECEDENTS, LA GOUVERNANTE, ET LES FILLES D'HONNEUR.

LA GOUVERNANTE.
Ah ! madame ! les Turcs...

IRENE.
Ah ! pauvres innocentes !
Qu'ont fait ces Turcs maudits ?...

LA GOUVERNANTE.
Les Turcs... je n'en puis plus...
Dans votre appartement... ils sont tous répandus.
Le corsaire Abdalla tout enlève, et tout pille ;
On enchaîne à la fois père, enfant, femme, fille.
Madame ! ... entendez-vous les tambours ... les clameurs ?...

LES TURCS, derrière le théâtre.
Alla ! alla ! guerra !

LA GOUVERNANTE.
Madame... Je meurs !

 

Scène VI.

LES PRECEDENTS ; ABDALLAH, suivi de ses Turcs.

QUARTUOR DE TURCS.
Pillar, pillar, grand Abdalla !
Alla, ylla, alla !
Tout conquir,
Tout ravir ;
Alla, ylla, alla !

ABDALLA.
Non amazzar,
No, no non amazzat.
Basta, basta tout saccagear ;
Ma non amazzar,
Incatenar,
Bever, violar,
Non amazzar.

(Pendant qu'ils chantent, les Turcs enchaînent tous les hommes avec une longue corde qui fait le tour de la troupe, et dont un Levantis tient le bout.)

LE BARON, enchaîné avec deux conseillers en grande perruque.
Irène, vous voyez si dans cette posture
Je fais pour un baron une noble figure.

QUATUOR DE TURCS.
Pillar, pillar, grand Abdalla !
Tout saccagear ;
Pillar, bever, violar.
Alla, ylla, alla !

IRENE.
Quoi ! ces Turcs si méchants n'enchaînent point les dames !
Tant d'honneur entre-t-il dans ces vilaines âmes ?

ABADALLA chante.
O bravi corsari,
Spavento de' mari,
Andate a partagir,
A bever, a fruir.
A vostri strapazzi
Cedo li ragazzi,
E tutti li consiglieri.
Tutte les donne sono per me ;
E'l mio costume,
Tutte le donne sono per me.

LES TURCS.
Pillar, pillar, grand Abdalla !
Alla, ylla, alla !

IRENE, au baron qu'on emmène.
Allez, mon cher cousin, je me flatte, j'espère,
Si ce Turc est galant, de vous tirer d'affaire.
Peut-être direz-vous, par mes soins relevés,
Qu'une femme vaut mieux qu'un conseiller privé.

FIN DU PREMIER ACTE.

 

ACTE DEUXIEME

Scène I.

IRENE, LA GOUVERNANTE.

IRENE.
Consolons-nous, ma bonne ; il faut avec adresse
Corriger, si l'on peut, la fortune maîtresse.
Vous savez du baron le bizarre destin ?

LA GOUVERNANTE.
Point du tout.

IRENE.
Le corsaire, échauffé par le vin,
Dans les transports de joie où son coeur s'abandonne,
Sans s'informer du rang ni du nom de personne,
A, pour se réjouir, dans la cour du château
Assemblé les captifs, et, par goût nouveau,
Fait tirer aux trois dés les emplois qu'il leur donne.
Un grave magistrat se trouve cuisinier ;
Le baron, pour son lot, est reçu muletier.
Ce sont là, nous dit-on, les jeux de la fortune :
Cette bizarrerie en Turquie est commune.

LA GOUVERNANTE.
Se peut-il qu'un baron, hélas ! soit réduit là ?
Et quelle est votre place à la cour d'Abdalla ?

IRENE.
Je n'en ai point encor ; mais si je dois en croire
Certains regards hardis que, du haut de sa gloire,
L'impudent, en passant, a fait tomber sur moi,
J'aurai bientôt, je pense, un assez bel emploi.
Et j'en ferai, ma bonne, un très-honnête usage.

LA GOUVERNANTE.
Ah ! je n'en doute pas : je sais qu'Irène est sage.
Mais, madame, un corsaire est un peu dangereux :
Il paraît volontaire ; et le pas est scabreux.

IRENE.
Il a pris sans façon l'appartement du maître :
"Je le suis, a-t-il dit, et j'ai seul droit de l'être.
Vin, fille, argent comptant, tout est pour le plus fort ;
Le vainqueur les mérite, et les vaincus ont tort."
Dans cette belle idée il s'en donne à coeur-joie,
Et pour tous les plaisirs son bon goût se déploie,
Tandis que mon baron, une étrille à la main,
Gémit dans l'écurie, et s'y tourmente en vain.
Il fait venir ici les dames les plus belles,
Pour leur rendre justice, et pour juger entre elles,
Mettre au jour leur mérite, exercer leurs talents
Par des pas de ballet, des mines, et des chants.
Nous allons lui donner cette petite fête ;
Et si de son mouchoir mes yeux font la conquête,
Je pourrai m'en servir pour lui jouer un tour
Qui fera triompher ma gloire et mon amour.
J'entends déjà d'ici ses fifres, ses timbales ;
Voilà nos ennemis, et voici mes rivales.

 

Scène II.

Les Levantis arrivent, donnant chacun la main à une personne. IRENE, LA GOUVERNANTE ; ABDALLA arrive au son d'une musique turque, un mouchoir à la main ; les demoiselles du château d'Otrante forment un cercle autour de lui.

ABDALLA chante.
Su, su, Zitelle tenere ;
La mia spada fa tremar.
Ma voi, fanciulle care,
Mi piacer, mi disarmar :
Mi sentir più grand'onore
Di rendirmi a l'amore,
Che rapir tutta la terra
Col terrore della guerra.
Su, su, Zitelle tenere, etc.

IRENE chante cet air tendre et mesuré.
C'est pour servir notre adorable maître,
C'est pour l'aimer que le ciel nous fit naître.
Mars et l'Amour à l'envi l'ont formé :
Son bras est craint, son coeur est plus aimé.
Des amours la tendre mère
Naquit dans le sein des eaux
Pour orner notre corsaire
De ses présents les plus beaux.

(Elle parle.)

Votre mouchoir fait la plus chère envie
De ces beautés de notre baronnie ;
Mais nul objet n'a droit de s'en flatter :
On peut vous plaire, et non vous mériter.

(Abdalla fume sur un canapé ; les dames passent en revue devant lui. Il fait des mines à chacune, et donne enfin le mouchoir à Irène.)

ABDALLA.
Pigliate voi il fazzoletto,
L'avete ben guadagnato ;
Che tutte le altre fanciulle
Men leggiadre, e meno belle,
Aspettino per un'altra volta
La mia sobrana volontà.
(Il fait asseoir Irène à côté de lui.)
Al mio canto Irena stia ;
E tutte les altre via, via.
(Elles s'en vont toutes, en lui faisant la révérence.)
Bene, bene, sarà per un'altra volta,
Un'altra volta.

 

Scène III.

IRENE, ABDALLA.

ABDALLA.
Cara Irena, adesso,
Sedete appresso di me.
Amor mi punge e mi consume.
(Il la fait asseoir plus près.)
Più appresso, più appresso.

IRENE, à côté d'Abdalla, sur le canapé.
Seigneur, de vos bontés mon âme es pénétrée ;
Je n'ai jamais passé de plus belle soirée.
Quand je craignais les Turcs, si fiers dans les combats,
Mon coeur, mon tendre coeur ne vous connaissait pas.
Non, il n'est point de Turc qui vous soit comparable.
Je crois que Mahomet fut beaucoup moins aimable ;
Et, pour mettre le comble à des plaisirs si doux,
Je compte avoir l'honneur de souper avec vous.

ABDALLA.
Si, Si, cara : ceneremo insieme, tête à tête, l'uno dirimpetto à l'altra ; senza schiavi ; solo con sola ; beveremo del vino greco : e canteremo, e ci trastulleremo, dirimpetto l'uno a l'altra : si, si, cara, per dio Maccone.

IRENE.
Après tant de bontés, aurai-je encor l'audace
D'implorer de mon Turc une nouvelle grâce ?

ABDALLA.
Parli, parli : faro tutto
Che vorrete, presto, presto.

IRENE.
Seigneur, je suis baronne ; et mon père autrefois
Dans Otrante a donné des lois.
Il était connétable, ou comte d'écurie ;
C'est une dignité que j'ai toujours chérie :
Mon coeur en est encor tellement occupé
Que si vous permettez que j'aille avant soupé
Commander un quart d'heure où commandait mon père,
C'est le plus grand plaisir que vous me puissiez faire.

ABDALLA.
Come ! nella stalla ?

IRENE.
Nella stalla, signor.
Au nom du tendre amour je vous en prie encor.
Un héros tel que vous, formé pour la tendresse,
Pourrait-il durement refuser sa maîtresse ?

ABDALLA.
La signora è matta. Le stalle sono puzzolente ; bisognerà più d'un fisaco d'acqua nanfa per nettarla. Or su andate a vostro piacere, l concedo : andate, cara, e ritornate.

(Irène sort).

 

Scène VI.

ABDALLA chante.
(En se frappant le front.)
Ogni fanciulla tien là
Qualche fantasia,
Somigliante alla pazzia.
Ma l'ira mia è vana.
Basta che la Zitella
Sia facile e bella ;
Tutto si perdona.

Ogni fanciulla tien là
Qualche fantasia.

FIN DU DEUXIEME ACTE.

 

ACTE TROISIEME

(Le Théâtre représente un coin d'écurie.)

Scène I.

IRENE ; LE BARON, en souquenille, une étrille à la main.

IRENE chante.
Oui, oui, je dois tout espérer ;
Tout est prêt pour vous délivrer.
Oui... oui... je veux tout espérer ;
L'amour vous protège et m'inspire.
Votre malheur m'a fait pleurer ;
Mais en trompant ce Turc que je fais soupirer,
Je suis prête à mourir de rire.

LE BARON.
Lorsque vous me voyez une étrille à la main,
Si vous riez, c'est de moi-même.
Je l'ai bien mérité : dans ma grandeur suprême,
J'étais indigne, hélas ! du pouvoir souverain,
Et du charmant objet que j'aime.

IRENE.
Non, le destin volage
Ne peut rien sur mon coeur.
Je vous aimais dans votre grandeur ;
Je vous aime dans l'esclavage.
Rien ne peut nous humilier ;
Et quand mon tendre amant devient un muletier,
Je l'en aime encor davantage.
(Elle répète.)
Et quand mon tendre amant devient un muletier,
Je l'en aime encor davantage.

LE BARON.
Il faut donc mériter un si parfait amour :
Ainsi que mon destin je change en un seul jour ;
Irène et mes malheurs éveillent mon courage.

(A ses vassaux, qui paraissent en armes.)

Amis, le fer en main, frayons-nous un passage
Dans nos propres foyers ravis par ces brigands.
Enchaînons, à leur tour, ces vainqueurs insolents
Plongés dans leur ivresse, et se livrant en proie
A la sécurité de leur brutale joie.
Vous, gardez cette porte ; et vous, vous m'attendrez
Près de ma chambre même, au haut de ces degrés
Qui donnent au palais une secrète issue.
J'en ouvrirai la porte au public inconnue.
Je veux que de ma main le corsaire soit pris.
Dans le même moment, appelez à grands cris
Tous les bons citoyens au secours de leur maître :
Frappez, percez, tuez, jetez par la fenêtre,
Quiconque à ma valeur osera résister.
(A Irène.)
Déesse de mon coeur, c'est trop vous arrêter :
Allez à ce festin que le vainqueur prépare.
Je lui destine un plat qu'il pourra trouver rare ;
Et j'espère que ce soir, plus heureux qu'au matin,
De manger le rôti qu'on cuit pour le vilain.

IRENE.
J'y cours ; vous m'y verrez : mais que votre tendresse
Ne s'effarouche pas si de quelques caresses
Je daigne encourager mes désirs effrontés :
Ce ne sont point, seigneur, des infidélités.
Je ne pense qu'à vous, quand je lui dis que j'aime ;
En buvant avec lui, je bois avec vous-même ;
En acceptant son coeur je vous donne le mien ;
Il faut un petit mal souvent pour un grand bien.
(Elle sort.)

Scène II.

LE BARON, à ses vasseaux.
Allons donc, mes amis, hâtons-nous de nous rendre
Au souper où l'Amour avec Mars doit m'attendre.
Le temps est précieux : je cours quelque hasard
D'être un peu passé maître, et d'arriver trop tard.
Faites de point en point ce que j'ai su prescrire ;
Gardez de vous méprendre, et laissez-vous conduire.
Avancez à tâtons sous ces longs souterrains :
De la gloire bientôt ils seront les chemins.

 

Scène III.

(Le théâtre représente une jolie salle à manger.)

ABDALLA, IRENE, seuls à table, sans domestiques.

IRENE, un verre en main, chante.
Ah ! quel plaisir
De boire avec son corsaire !
Chaque coup que je bois augmente mon désir
De boire encore, et de lui plaire.
Verse, verse, mon bel amant :
Ah ! que tu verses tendrement
Tous les feux d'amour dans mon verre !

ABDALLA.
Si, si, brindisi a te,
Amate, bevete, ridete.
Si, si, brindisi a te,
Questo vino di Champagna
A te somiglia,
Incanta tutta la terra,
Li cristiani,
Li musulmani.

Begli occhi scintillate
Al par del vino spumante.
Si, si, brindisi a te,

(Tous deux ensemble.)

Si, si, brindisi a te,
Amate, bevete, ridete.
Si, si, brindisi a te, etc.

(Ils dansent ensemble, le verre à la main, en chantant.)

Si, si, brindisi a te,
Amate, bevete, ridete.
Si, si, brindisi a te.

 

Scène IV.

LES PRECEDENTS, LE BARON, armé, et ses SUIVANTS, entrent dans la chambre.

LE BARON.
Corsaire, il faut ici danser une autre danse.

ABDALLA, cherchant son sabre.
Che veggo, che veggo !

LE BARON.
Ton maître, et la vengeance.
Il est juste, soldats, qu'on l'enchaîne à son tour :
Ainsi tout a son terme, et tout passe en un jour.

ABDALLA.
Levanti, venite !

LE BARON.
Tes Levantis, corsaire,
Sont tous mis à la chaîne, et s'en vont en galère.
Ami, l'oisiveté t'a perdu comme moi :
Je te rends la leçon que je reçus de toi.
Je t'en donne encore une avec reconnaissance :
Je te rends ton vaisseau ; va, pars en diligence :
Laisse-moi la beauté qui nous a tous sauvés,
Et rembarque toi avec mes conseillers privés.

(Il chante.)

Je jure... je jure d'obéir
Pour jamais à ma belle Irène.
Peuples heureux, dont elle est souveraine,
Répétez avec moi, contents de la servir :

LE CHOEUR.
Je jure... je jure d'obéir
Pour jamais à la belle Irène.

FIN DU BARON D'OTRANTE.

Cet opéra de Voltaire ne fut jamais joué. Voltaire avait confié le livret a Grétry afin qu'il le mît en musique. Celui-ci le présenta d'abord aux comédiens italiens comme étant l'ouvrage d'un jeune homme de province, afin de savoir s'ils accepteraient d'ajouter cette oeuvre à leur répertoire. Ceux-ci refusèrent la pièce, et Grétry n'en fit point la musique.

Acte I
Acte II
Acte III